Shana, ou l’apprentissage de la scène comme acte de conscience

Shana, ou l’apprentissage de la scène comme acte de conscience
Shana Une voix libanaise en devenir, qui aborde la scène comme un espace de vérité, de responsabilité et de construction intérieure plutôt que comme un simple lieu d’exposition.

La scène, chez certains artistes, ne fonctionne pas comme un espace de mise en avant, mais comme un dispositif de vérité. Elle oblige à se situer, à assumer une voix, un corps, un regard, sans protection possible. C’est dans cette zone de tension que s’inscrit Shana. La chanteuse libanaise ne cherche ni l’effet de révélation ni la reconnaissance immédiate. Elle avance autrement, avec la conscience aiguë que chanter aujourd’hui implique plus qu’une performance : cela suppose un positionnement, une éthique, une capacité à soutenir ce que l’on expose de soi dans un paysage médiatique saturé et compétitif. Shana ne surgit pas, elle se construit — et c’est précisément cette construction, patiente et réfléchie, qui mérite d’être observée.

Son apparition imminente sur la scène de The Voice (version française) ne relève pas d’un simple passage télévisuel. Elle s’inscrit dans une continuité intime, presque fondatrice. Enfant, Shana regardait l’émission en famille, dans ces moments suspendus où la musique devient un langage commun, un refuge partagé. Ce rêve ancien, longtemps maintenu à distance, prend aujourd’hui la forme d’un engagement réel : affronter un plateau mondial, accepter l’incertitude du regard des coachs, et exposer sa voix à des millions d’auditeurs pour la première fois.

Mais réduire cette étape à une ambition médiatique serait passer à côté de l’essentiel. Ce que Shana met en jeu sur cette scène dépasse la performance vocale. Il s’agit d’une mise à l’épreuve de soi, d’un rapport frontal à la peur, au doute, à la légitimité. Elle le dit sans détour : aucun parcours, aucune technique, aucun timbre ne garantit le retournement des fauteuils. Cette lucidité, rare à un âge où l’on confond souvent confiance et certitude, témoigne déjà d’une maturité artistique singulière.

Une identité façonnée par le déplacement

Shana est le produit d’une culture libanaise profondément marquée par la circulation : des langues, des imaginaires, des références. Comme beaucoup d’artistes issus de ce territoire, elle porte en elle une pluralité constitutive. Son désir de représenter le Liban n’est ni rhétorique ni décoratif. Il s’enracine dans une conscience aiguë de ce que signifie « venir de » : porter un pays souvent résumé à ses crises, mais dont la richesse artistique continue d’irriguer les scènes internationales.

Lorsqu’elle évoque les artistes libanais passés avant elle par The Voice — de Hiba Tawaji à Anthony Touma, en passant par Aline Lahoud, Marilyn Naaman ou Vernis Rouge — Shana ne parle pas de modèles à imiter, mais de repères symboliques. Ils ont ouvert un espace de confiance collective : la preuve que la voix libanaise peut se frayer un chemin hors de ses frontières, sans se dissoudre ni se folkloriser. S’inscrire dans cette lignée implique une responsabilité : être à la hauteur non seulement de soi-même, mais d’un imaginaire partagé.

De la pop anglophone à la question du sens

Lancée professionnellement en 2021, Shana choisit d’abord l’anglais comme langue d’expression. Ce choix, loin d’être stratégique uniquement, correspond à une première phase de son parcours : celle de l’exploration, de la confrontation à des codes globaux, d’une pop contemporaine nourrie d’influences occidentales. Son premier album, Identity Crisis (2024), agit comme un manifeste discret. Le titre dit tout : une interrogation sur la place, la voix, la cohérence intérieure dans un monde musical normé.

Ce disque marque l’aboutissement d’un cycle. Travaillé avec des équipes internationales, enrichi par la collaboration avec le compositeur Guy Manoukian, il témoigne d’un professionnalisme assumé et d’une capacité à s’inscrire dans des circuits exigeants. Mais il révèle aussi les limites de cette première mue : chanter en anglais, c’est parfois dire sans s’exposer totalement. Derrière la maîtrise technique, une question persiste : où se situe la part la plus intime de la voix ?

L’art comme responsabilité humaine

C’est ici que le parcours de Shana se distingue nettement. Avant même la musique, il y a chez elle une pratique constante de l’engagement social. Dès ses années scolaires et universitaires, elle s’investit dans le bénévolat, collaborant avec des institutions telles que l’Order of Malta, Heart Beat ou encore la Croix-Rouge libanaise. Cet engagement n’est ni périphérique ni opportuniste : il constitue un socle.

Pour Shana, l’art ne saurait être dissocié de l’éthique. La notoriété, si elle advient, doit amplifier des messages utiles : ceux de l’amour, de la famille, de la paix, du lien social. Chanter n’est pas un acte isolé, mais un prolongement de cette volonté de donner. La scène devient alors un espace de transmission, presque de soin symbolique, où la musique agit comme vecteur de sens.

Le retour à la langue maternelle

Le tournant actuel de sa carrière se joue précisément là : dans le passage à l’arabe. Shana travaille aujourd’hui sur un nouveau projet dans cette langue, qu’elle aborde pour la première fois artistiquement. Ce choix n’est pas anodin. Il marque un retour vers une expression plus directe, plus incarnée. Elle le reconnaît : l’arabe lui permet une intensité émotionnelle différente, une proximité avec ses origines, sa famille, son peuple.

Ce mouvement inverse — du global vers l’intime — est souvent le signe d’une maturation profonde. Il ne s’agit plus de prouver que l’on peut exister ailleurs, mais de comprendre d’où l’on parle réellement. Dans cette perspective, The Voice n’est plus une fin, mais un seuil : celui d’une artiste qui accepte enfin de faire dialoguer toutes ses strates identitaires.

Une voix en devenir

Shana n’est pas encore une figure installée. Et c’est précisément ce qui rend son parcours intéressant. Elle se situe dans cet entre-deux fragile où tout reste possible : l’éclosion comme la remise en question. Son rapport à la scène est fait de courage, mais aussi de prudence ; de désir d’exposition, mais sans renoncer à une exigence intérieure.

À travers elle, se dessine le portrait d’une génération libanaise qui refuse le cynisme, qui croit encore au pouvoir structurant de l’art, et qui envisage la réussite non comme une conquête solitaire, mais comme une responsabilité collective. Si sa voix parvient à toucher, ce ne sera pas uniquement par sa justesse, mais par la cohérence entre ce qu’elle chante et ce qu’elle incarne.

Dans le tumulte des compétitions télévisées, Shana avance sans bruit excessif, portée par une conviction simple et exigeante : la musique n’a de sens que si elle relie. Relie les langues, les cultures, les mémoires. Et surtout, relie l’artiste à ce qu’il ou elle doit au monde.

Rédaction – Bureau de Paris

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