Sofia Alaoui, l’invention d’un regard : du mythe rural à la science-fiction métaphysique

Sofia Alaoui, l’invention d’un regard : du mythe rural à la science-fiction métaphysique
Sofia Alaoui, réalisatrice et scénariste, lors d’un événement cinématographique.

Il est des cinéastes dont l’entrée en cinéma ne relève ni de la démonstration ni de la revendication. Leur œuvre ne se construit pas contre, mais à côté, dans un espace plus instable et plus fragile, où les formes se déplacent avant même que les discours ne se fixent. Sofia Alaoui appartient à cette génération rare pour laquelle le cinéma n’est pas d’abord un territoire d’identité, mais un outil d’observation du monde. Un instrument sensible, presque anthropologique, destiné à capter les moments où le réel commence à vaciller.

Née à Casablanca en 1990 d’un père marocain et d’une mère française, Sofia Alaoui grandit dans une circulation constante entre plusieurs espaces culturels, géographiques et symboliques. Cette mobilité précoce n’engendre pourtant ni discours sur l’entre-deux ni rhétorique de la double appartenance. Elle produit autre chose. Une attention aiguë aux seuils, aux zones de friction, aux instants où les systèmes de croyance, les structures sociales et les paysages naturels se rencontrent et se dérèglent. Chez elle, le cinéma naît précisément là, dans ce point de bascule.

Formée en France, notamment à l’ESEC, à Gobelins et à La Fémis, Sofia Alaoui ne conçoit jamais l’apprentissage comme un formatage. Ses premiers courts métrages témoignent déjà d’une tension singulière entre observation documentaire et construction fictionnelle. Elle filme des corps inscrits dans des territoires précis, mais toujours menacés par une force invisible, qu’il s’agisse de la rumeur, du mythe, de la peur ou parfois de l’attente d’un événement impossible à nommer.

Cette recherche trouve sa cristallisation dans Qu’importe si les bêtes meurent, film court tourné dans les montagnes de l’Atlas, qui marque un tournant décisif. Loin de toute folklorisation, Alaoui y déploie une mise en scène rigoureuse et presque austère, où le paysage n’est jamais décoratif. Il devient acteur, pression constante sur les personnages, espace de croyance autant que de survie. L’intrigue, centrée sur un jeune berger confronté à un phénomène inexpliqué tandis que son père demeure prisonnier d’une lecture religieuse du monde, sert moins de récit que de dispositif.

Le film ne cherche pas à expliquer. Il installe une inquiétude diffuse, une sensation de dérèglement progressif où la rationalité moderne, les savoirs ancestraux et l’angoisse contemporaine se superposent sans jamais se résoudre. Cette économie du sens, ce refus de la démonstration, constituent l’une des signatures les plus fortes de son cinéma.

La trajectoire internationale du film est à la mesure de sa singularité. Présenté et primé au Sundance Film Festival, il reçoit le Grand Prix du Jury dans la catégorie court métrage avant de remporter en 2021 le César du meilleur court métrage. Cette reconnaissance ne relève pas d’un simple succès critique. Elle signale l’irruption d’un regard neuf dans le paysage cinématographique français, un regard qui ne se conforme ni aux attentes sociales ni aux codes d’un exotisme rassurant.

Ce succès ne transforme pas Sofia Alaoui en cinéaste institutionnelle. Il confirme au contraire la cohérence d’un geste déjà pleinement assumé. Celui d’un cinéma qui interroge la croyance non comme sujet frontal, mais comme structure invisible du réel. La foi, la science, la superstition et la rumeur traversent ses récits sans jamais être hiérarchisées, comme autant de forces agissant simultanément sur les corps et les consciences.

Avec son premier long métrage Animalia, Sofia Alaoui franchit une nouvelle étape, à la fois esthétique et conceptuelle. Là où nombre de premiers films cherchent à consolider une signature déjà identifiée, Animalia accepte le risque de l’expansion. Le film emprunte à la science-fiction sans en adopter les codes spectaculaires. Il n’y a ni démonstration technologique ni discours explicatif. L’événement extraordinaire demeure périphérique, presque silencieux.

Ce qui intéresse la réalisatrice, ce sont les réactions humaines, sociales et symboliques face à l’incompréhensible. En situant son récit dans le Maroc contemporain, elle refuse toute lecture allégorique simpliste. L’étrangeté n’est pas importée. Elle révèle ce qui était déjà là, enfoui sous les routines sociales et les certitudes culturelles. Animalia n’est pas un film sur l’Autre, mais sur notre incapacité collective à penser l’événement hors des cadres hérités.

Présenté à Sundance, le film confirme la place singulière de Sofia Alaoui dans le cinéma international. Une cinéaste capable de dialoguer avec les genres sans jamais s’y soumettre, de les traverser sans les instrumentaliser.

Ce qui traverse l’ensemble de son œuvre est une obsession du seuil, du moment juste avant. Avant la catastrophe, avant la révélation, avant la compréhension. Ses films refusent la résolution comme horizon narratif. Ils privilégient l’état de suspension, cet espace inconfortable où le spectateur est contraint de penser, de ressentir et d’accepter l’incertitude.

Cette posture se traduit formellement par une mise en scène épurée, un travail précis sur le son, le silence et les regards. La caméra n’impose jamais un point de vue moral. Elle observe, accompagne, parfois se retire. Cette retenue confère à son cinéma une puissance rare, loin de toute emphase ou sur-interprétation.

Aujourd’hui, Sofia Alaoui occupe une place stratégique dans le cinéma contemporain précisément parce qu’elle échappe aux catégories réductrices. Elle ne filme ni pour représenter ni pour corriger une image. Elle filme pour comprendre. Son œuvre dialogue avec les grandes questions de notre temps, qu’il s’agisse de la crise des croyances, du rapport au vivant ou de l’effondrement des certitudes, sans jamais les transformer en slogans.

Écrire un portrait de Sofia Alaoui ne revient pas à célébrer un parcours exemplaire au sens classique. Il s’agit de reconnaître l’émergence d’un regard qui redéfinit les frontières du cinéma contemporain. Un cinéma du doute, du déplacement et de la friction. Un cinéma qui accepte de ne pas savoir et qui, pour cette raison même, parvient à dire le monde avec une justesse rare.

Pour PO4OR – Portail de l’Orient, Sofia Alaoui n’est pas seulement un sujet pertinent. Elle est une évidence éditoriale. Un point de rencontre entre le Sud et le Nord, entre le mythe et la science, entre le visible et l’invisible. Un cinéma qui, sans jamais proclamer, pense le monde à hauteur d’homme.

Rédaction : Bureau de Paris

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