Souha Badran Souha Badran et l’émergence d’une génération arabe qui écrit depuis Paris
Il ne s’agit plus, pour une partie de la jeune génération arabe installée à Paris, d’expliquer d’où elle vient ni de traduire un héritage. Quelque chose s’est déplacé. L’écriture n’est plus un geste de justification, mais un outil d’installation. C’est dans ce contexte précis que s’inscrit la première publication de Souha Badran, Quand le destin est une femme. Non comme un manifeste, mais comme un signe discret de cette mutation générationnelle.
Souha Badran n’écrit pas pour représenter. Elle écrit pour prendre place. Sa démarche s’inscrit dans un moment particulier de la scène littéraire parisienne, où de jeunes auteurs issus du monde arabe investissent la langue française sans la charger d’une mission symbolique. Le français n’est ni un refuge ni une rupture, mais une langue de travail, un espace où se fabrique une voix encore en devenir. Cette position marque une différence nette avec les générations précédentes, souvent contraintes d’assumer un rôle de passeurs culturels ou de témoins historiques.
Dans Quand le destin est une femme, la question de l’origine n’est jamais centrale. Elle affleure parfois, en arrière-plan, mais n’organise pas les récits. Les nouvelles s’attachent à des trajectoires individuelles, à des instants de bascule, à des situations où le destin se joue dans des choix apparemment mineurs. L’écriture est contenue, sans emphase, attentive aux silences et aux zones d’indécision. Cette retenue n’est pas un effacement ; elle traduit une volonté claire de ne pas enfermer les personnages dans une lecture prévisible.
Ce choix esthétique est révélateur d’une posture plus large. Comme d’autres auteurs de sa génération, Souha Badran refuse la dramatisation automatique de l’expérience arabe. Elle ne nie pas la mémoire ni les fractures, mais elle les laisse à leur juste place, sans les ériger en moteur narratif unique. Ce déplacement est essentiel. Il permet à l’écriture de circuler dans l’espace littéraire français sans être assignée à une fonction explicative ou communautaire.
Paris joue ici un rôle particulier. Non pas comme décor mythifié ou comme promesse d’ascension, mais comme cadre concret de travail. La ville apparaît moins comme un sujet que comme une condition : celle d’un espace où les trajectoires se croisent, où les langues coexistent, où l’écriture se confronte à des normes éditoriales exigeantes. Pour cette génération, Paris n’est plus un centre à conquérir, mais un lieu où l’on apprend à durer.
La publication de cette première œuvre s’inscrit ainsi dans un mouvement plus large : celui d’une génération arabe francophone qui avance sans bruit, sans slogans, en misant sur la précision plutôt que sur l’impact immédiat. Ces auteurs ne cherchent pas à faire événement. Ils construisent des œuvres modestes en apparence, mais structurées, conscientes de leur inscription dans un champ littéraire où la légitimité se gagne dans le temps.
Souha Badran appartient pleinement à ce mouvement. Sa démarche n’est ni revendicative ni défensive. Elle s’autorise l’incertitude, accepte le caractère inachevé de la première œuvre, et assume une écriture qui se cherche. Cette honnêteté formelle est peut-être ce qui la relie le plus fortement à sa génération : une génération qui ne prétend pas parler au nom de qui que ce soit, mais qui affirme le droit d’écrire depuis une position multiple, mouvante, contemporaine.
Ce qui se dessine à travers cette publication, ce n’est donc pas seulement le portrait d’une jeune autrice, mais celui d’un moment littéraire. Un moment où la littérature arabe de langue française cesse d’être perçue comme un prolongement de l’exil ou de la mémoire, pour devenir un espace d’invention autonome. Un moment où l’écriture n’est plus chargée de représenter un monde, mais de produire des formes capables de dialoguer avec d’autres écritures, sur un pied d’égalité.
Quand le destin est une femme ne clôt rien. Il ouvre. Il indique une direction possible, sans la figer. À ce titre, il dépasse la seule trajectoire de Souha Badran pour s’inscrire dans une dynamique collective plus vaste. Celle d’une génération arabe qui, depuis Paris, n’écrit plus pour être reconnue comme différente, mais pour être lue comme telle : une voix parmi d’autres, singulière, exigeante, en train de se construire.
Bureau de Paris – PO4OR.