Tawfiq al Hakim, le génie arabe né une seconde fois à Paris
Ali Al-Hussien – PO4OR, Portail de l’Orient
Il existe des moments fondateurs dans la vie des grands écrivains, des instants où un lieu devient plus qu’un décor pour se transformer en espace de révélation intérieure. Pour Tawfiq al Hakim, Paris a été ce lieu. La capitale française l’a accueilli dans les années vingt, alors qu’il n’était encore qu’un jeune homme avide de découvertes intellectuelles. Il y a vu naître non seulement sa vocation littéraire profonde, mais aussi la forme d’expression qui allait transformer durablement la scène arabe. L’histoire de cette rencontre constitue l’un des chapitres les plus lumineux du dialogue culturel entre l’Europe et le Moyen Orient.
Lorsque al Hakim arrive à Paris, il s’inscrit officiellement pour étudier le droit. Pourtant, dès les premières semaines, il se laisse happer par un autre monde, celui des salles de théâtre, des cafés littéraires, des conférences publiques et des librairies animées. Paris est alors une capitale intellectuelle effervescente. Les écrivains y croisent les philosophes, les peintres y débattent avec les poètes, les étudiants venus de toutes parts donnent vie à un cosmopolitisme rare. C’est dans cette ville bouillonnante que l’esprit du jeune écrivain arabe va se former et se clarifier.

La découverte du théâtre français constitue pour lui un choc esthétique et moral. Il assiste à des pièces de Molière, de Racine, de Corneille, mais aussi à des œuvres nouvelles qui interrogent les formes classiques. Il s’initie au symbolisme, explore la poésie dramatique, s’imprègne de la manière dont les dramaturges français parviennent à concilier réflexion et émotion. Cette fréquentation assidue des salles parisiennes lui ouvre une perspective inattendue. Il comprend que le théâtre n’est pas seulement un divertissement, mais un espace où se confrontent les idées, où se déploie la conscience humaine dans toute sa complexité.
Son regard s’élargit encore lorsqu’il découvre la philosophie qui circule alors dans les cercles intellectuels parisiens. Les débats autour de l’individualité, de la liberté, de la responsabilité et du destin marquent profondément son esprit. Ces courants nourrissent sa pensée dramatique future. Il développe une conception du personnage fondée sur le conflit intérieur, sur la tension entre l’être et le devoir, sur la difficulté de choisir. La modernité française lui offre ainsi les outils conceptuels qui feront de lui un maître du dialogue philosophique dans la littérature arabe.
Les années parisiennes représentent aussi pour al Hakim un laboratoire humain. Il observe la société française, ses contrastes, ses hiérarchies, ses mouvements sociaux, et découvre la dimension sociale du théâtre. Il comprend que la scène peut refléter les fractures de la société tout en proposant une vision qui invite à la réflexion. Cette idée deviendra centrale dans plusieurs de ses œuvres futures, notamment dans ses pièces politiques et symboliques.
Lorsqu’il rentre en Égypte à la fin des années vingt, il n’est plus le même. Il quitte Paris avec une maturité nouvelle, une méthode de travail structurée, une vision claire de ce qu’il veut apporter à la littérature arabe. Ce qu’il entreprend à partir de ce moment constitue une révolution silencieuse. Il introduit dans la dramaturgie arabe des formes d’écriture inspirées par la rigueur française, ainsi qu’un sens de la mise en scène qui rompt avec les cadres traditionnels.
Son œuvre majeure, La Grotte des Dormants, en est un exemple éclatant. Cette pièce, qui donnera naissance au théâtre symbolique arabe, porte l’empreinte directe de ses années parisiennes. La structure dramatique, le rythme, la tension intérieure des personnages, tout rappelle une exigence esthétique qui trouve son origine dans les grandes œuvres du théâtre français. La pièce connaît un immense succès et s’impose comme un tournant dans l’histoire du théâtre au Moyen Orient.
Le lien entre al Hakim et Paris ne tient pas seulement à son séjour d’étudiant. Il s’agit d’une relation esthétique, presque organique. Les critiques soulignent souvent que son écriture, même dans ses récits les plus ancrés dans la réalité égyptienne, porte en elle une finesse européenne. Paris lui a appris l’économie du dialogue, la force du non-dit, la maîtrise du temps dramatique. Ce raffinement linguistique se retrouve dans ses œuvres les plus connues, comme Le Retour de l’Esprit ou Journal d’un substitut de campagne. Dans ces textes, al Hakim adopte une narration qui mêle réalisme, ironie et sens moral, un mélange que l’on retrouve souvent dans la tradition française.
L’influence de Paris est également reconnaissable dans son rapport à la modernité. Al Hakim a toujours défendu l’idée que la littérature doit évoluer sans renier ses racines. Cette position, qui cherche un juste équilibre entre héritage et renouveau, reflète son expérience personnelle. Il n’a jamais voulu imiter la France, mais il a su y puiser une manière d’affiner sa propre voix et de renouveler la langue arabe en lui donnant une dimension universelle. Paris lui a offert un miroir dans lequel il a pu réfléchir à son identité d’écrivain arabe, à la place de sa culture dans le monde, au rôle du théâtre dans la formation de la conscience collective.
Au-delà de la formation artistique, Paris a donné à al Hakim une sensibilité à la vie culturelle moderne. Il y a découvert la puissance des revues littéraires, l’importance des débats publics, la relation entre presse et création artistique. De retour au Caire, il devient une figure essentielle de la vie intellectuelle, non seulement par ses œuvres mais aussi par sa présence dans les discussions qui traversent la société. Il apporte au discours arabe une ouverture nouvelle, un esprit critique nourri de l’observation attentive des sociétés européennes.
La relation entre al Hakim et Paris s’inscrit dans une histoire plus large, celle des échanges entre le monde arabe et la France. Plusieurs écrivains ont traversé la capitale, mais peu en ont rapporté une transformation aussi profonde. Le séjour parisien de al Hakim ne fut ni exotique ni passager. Il s’agit d’une étape fondatrice qui a façonné un écrivain et, à travers lui, a contribué à renouveler tout un pan de la culture arabe moderne.
Aujourd’hui, lorsque l’on relit ses œuvres, on perçoit clairement cette influence. Ses dialogues portent la marque d’un esprit formé dans un milieu où l’exigence intellectuelle est une norme. Ses personnages révèlent une connaissance subtile des dilemmes humains que la philosophie française a longuement explorés. Sa manière d’articuler le destin individuel et la collectivité s’inscrit dans une tradition qui dépasse les frontières culturelles.
Paris demeure ainsi l’un des lieux essentiels de la formation de Tawfiq al Hakim. C’est dans cette ville qu’il a trouvé sa voix, sa méthode et sa vocation profonde. En retour, il a offert à la littérature arabe un regard renouvelé et une écriture qui marie la finesse française à l’âme orientale. L’empreinte parisienne ne quitte jamais son œuvre. Elle l’accompagne comme une lumière intérieure, discrète mais fondatrice.
Le parcours de al Hakim rappelle que les grandes créations naissent souvent dans les zones de rencontre entre les cultures. Paris a façonné son imaginaire et son théâtre. Son œuvre a enrichi la modernité littéraire arabe. Dans cette circulation féconde, se trouve l’une des plus belles histoires du dialogue entre Paris et le monde.