Yara Lapidus, Paris comme atelier d’une voix venue d’Orient

Yara Lapidus, Paris comme atelier d’une voix venue d’Orient
Yara Lapidus, une voix venue d’Orient, façonnée par le temps long et le dialogue des langues, au cœur de son atelier parisien.

Travailler à la croisée de plusieurs disciplines n’est jamais un exercice de juxtaposition. Chez Yara Lapidus, ce déplacement s’opère dans la durée, à travers des ruptures silencieuses et une fidélité profonde à la langue, au corps et à la mémoire. Rien, dans son parcours, ne procède de l’évidence. Tout relève d’une transformation lente, parfois imposée, toujours assumée.

C’est dans ce temps long, loin de l’urgence et des assignations, qu’une voix singulière s’est affirmée, nourrie par l’Orient sans jamais s’y enfermer, ouverte au monde sans jamais s’y dissoudre.

Née à Beyrouth, Yara Wakim grandit dans un environnement où la création n’est jamais périphérique. Fille d’un architecte et d’une artiste peintre et guitariste, sœur d’un pianiste mélomane, elle est très tôt exposée à une pluralité de formes artistiques qui façonnent son regard. Chez elle, l’art n’est pas une vocation tardive, mais une présence quotidienne, presque organique. Cette immersion précoce nourrit une sensibilité qui se déploiera plus tard dans l’écriture, la mode, puis la musique.

Son parcours académique et artistique se construit dans le mouvement. De Beyrouth à Paris, du Caire à Londres, puis à Boston, Yara Lapidus évolue dans un espace transnational où les frontières géographiques importent moins que les circulations culturelles. Elle écrit dès l’âge de dix-huit ans, sous forme de poèmes et de récits courts, développant un rapport intime à la langue comme outil de mémoire et d’introspection. L’écriture précède la musique. Elle en constitue le socle invisible.

À Paris, elle approfondit sa formation théâtrale au Cours Florent, au Studio Pygmalion, puis auprès de la coach Corine Blue. Cette immersion dans le jeu et la présence scénique affine son rapport au corps, à la voix et au silence. Plus tard, ses études en histoire de l’art à l’École du Louvre complètent cette approche globale de la création. Diplômée d’ESMOD, elle entre dans le monde exigeant de la mode parisienne, travaillant auprès d’Oscar de la Renta chez Balmain, avant de lancer sa propre ligne, Y by Yara, distribuée à Paris.

Cette première reconnaissance dans l’univers du stylisme ne relève pas d’un simple succès mondain. Elle s’inscrit dans une réflexion sur la matière, la coupe, le geste, autant d’éléments qui trouveront plus tard une résonance inattendue dans son approche musicale. Collaboratrice, muse et épouse d’Olivier Lapidus, Yara Lapidus évolue au cœur de la création parisienne, dans un milieu où l’exigence esthétique est indissociable du temps long.

Un événement décisif vient pourtant bouleverser cette trajectoire. À la suite d’une intervention chirurgicale en 2010, elle perd l’usage de sa main gauche. Ce moment marque une césure, non comme une fin, mais comme une reconfiguration. S’éloignant du stylisme, elle se consacre pleinement à la musique. Ce basculement n’est ni un repli ni une consolation. Il s’agit d’un retour à l’essentiel : la voix, le texte, la mélodie.

Son premier album paraît en 2009 et inaugure une carrière musicale qui refuse les catégories faciles. Avec Indéfiniment (2018), composé par Gabriel Yared et enregistré aux mythiques studios Abbey Road, Yara Lapidus affirme une écriture musicale d’une rare densité. L’album rassemble onze titres où se croisent plusieurs langues et plusieurs mémoires. Les collaborations, d’Iggy Pop à Chico César, en passant par Adnan Joubran au oud, ne relèvent pas de l’effet de prestige, mais d’un dialogue artistique sincère.

Indéfiniment n’est pas un album de l’exil au sens classique. Il s’agit plutôt d’une exploration du temps, de l’attente, de l’absence et du désir. Les concerts qui accompagnent sa sortie à Paris, puis à Londres dans le cadre du London Jazz Festival, confirment la place singulière de Yara Lapidus dans le paysage musical contemporain. Elle ne cherche pas à représenter l’Orient. Elle le traverse.

La réédition de l’album en anglais sous le titre Just a Dream Away marque une nouvelle étape. Le succès international du titre éponyme, classé plusieurs semaines dans les charts américains, témoigne d’une reconnaissance qui dépasse les cercles spécialisés. Pourtant, Yara Lapidus ne modifie pas son langage artistique pour répondre aux attentes du marché. Elle maintient une cohérence rare, où chaque langue chantée – arabe libanais, français, anglais, italien, espagnol – devient un espace d’expression autonome.

Son geste le plus symbolique demeure sans doute l’adaptation en arabe libanais d’une chanson de John Lennon. En transformant How en How – Kif, Yara Lapidus ne se contente pas de traduire. Elle opère un déplacement culturel délicat, respectueux, où l’arabe devient langue de méditation et non d’ornement. Ce choix résume à lui seul sa démarche : faire dialoguer les héritages sans les hiérarchiser.

Dans ce parcours, Paris n’apparaît jamais comme un décor spectaculaire. La ville fonctionne comme un atelier. Un espace où la création peut se déployer à distance des assignations identitaires. Paris permet à Yara Lapidus de travailler dans la continuité, d’articuler ses différentes strates artistiques sans les opposer. La capitale française devient un lieu de maturation, où l’Orient n’est ni esthétisé ni folklorisé, mais intégré comme une dimension vivante de l’écriture musicale.

Ce rapport à Paris s’inscrit dans une tradition discrète d’artistes pour lesquels la ville n’est pas un refuge, mais une condition de clarté. Yara Lapidus n’écrit pas Paris. Elle écrit depuis Paris. Cette nuance est essentielle. Elle lui permet de tenir une position singulière, à la fois enracinée et ouverte, fidèle à une mémoire orientale sans nostalgie.

Aujourd’hui, Yara Lapidus incarne une forme de modernité rare. Une modernité qui refuse la vitesse, la simplification et l’exotisme. Son œuvre avance lentement, avec précision, attentive aux nuances et aux silences. Dans un monde saturé de récits immédiats, cette lenteur devient un acte de résistance.

Yara Lapidus n’appartient ni à une scène ni à une catégorie. Elle se situe à l’intersection des arts, des langues et des territoires. Paris lui offre l’espace nécessaire pour tenir cette ligne exigeante. Une ligne où l’Orient n’est pas un souvenir, mais une matière vivante, continuellement réinventée.

Rédaction : Bureau de Paris – PO4OR

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