Azza Abo Rebieh L’art comme archive de ce qui ne se répare pas
Il existe des œuvres qui ne cherchent ni la séduction ni l’adhésion immédiate. Elles ne se proposent pas comme des images à consommer, mais comme des surfaces de friction. Le travail d’Azza Abo Rebieh s’inscrit dans cette catégorie exigeante. Il ne documente pas l’événement, il en conserve la trace. Il ne raconte pas l’histoire, il en expose les marques. Ce que son art met en jeu, ce n’est pas la mémoire comme récit, mais comme empreinte.
Née à Hama en 1980, formée au département de gravure de la Faculté des beaux-arts de l’Université de Damas, Azza Abo Rebieh appartient à une génération d’artistes syriens pour lesquels la pratique plastique n’a jamais été un espace autonome, protégé du réel. Très tôt, la gravure s’impose chez elle non comme une discipline académique, mais comme une méthode. Une manière de penser le monde par la pression, l’incision, la répétition. La plaque, la matrice, le tirage deviennent des lieux où le corps, la violence et le silence se rencontrent.
Son œuvre se déploie dans un champ où le dessin, l’estampe, la performance et la vidéo ne sont pas des médiums séparés, mais des régimes d’intensité. La ligne y est rarement décorative. Elle agit comme une coupure. Le motif n’illustre pas une idée, il en porte la charge. Dans des séries marquantes comme Traces, On a Thread ou Yearning, le corps apparaît fragmenté, contraint, parfois réduit à un signe. Non pour susciter la compassion, mais pour rendre visible ce qui, d’ordinaire, échappe à la représentation : la persistance de la violence dans la matière même des êtres.
Ce rapport au corps n’est jamais spectaculaire. Il se construit dans une économie de moyens, presque austère. La répétition des figures, l’effacement partiel, la superposition des strates graphiques produisent une sensation d’usure. Comme si l’image elle-même avait traversé l’épreuve qu’elle évoque. Chez Azza Abo Rebieh, le geste artistique ne cherche pas à réparer. Il constate. Il insiste. Il refuse la clôture.
Cette position explique sans doute pourquoi son travail a très tôt trouvé un écho au-delà des circuits régionaux. Dès 2014, trois de ses œuvres sont acquises par le British Museum. Ce geste institutionnel ne relève pas d’un intérêt conjoncturel pour une artiste issue d’un contexte de crise. Il reconnaît une écriture plastique capable de dialoguer avec l’histoire longue de l’estampe, tout en la déplaçant vers des territoires politiques et éthiques contemporains.
À partir de là, son parcours s’inscrit dans une géographie élargie. Rome, New York, Washington, Oslo, Madrid, Paris. Mais il serait réducteur de lire cette circulation comme une trajectoire de reconnaissance internationale classique. Chaque résidence, chaque exposition agit plutôt comme un laboratoire. À l’American Academy in Rome, à la Bogliasco Foundation, puis à la Cité internationale des arts à Paris, Azza Abo Rebieh ne produit pas des œuvres “adaptées” au lieu. Elle y éprouve la résistance de son langage. Elle teste la capacité de ses images à tenir dans des contextes culturels différents sans perdre leur densité.
Paris occupe, à ce titre, une place particulière. Non comme centre de consécration, mais comme espace de confrontation. Sa présence répétée à Art Paris, ses collaborations avec la galerie Saleh Barakat, sa participation à des expositions et symposiums dans des institutions françaises inscrivent son travail dans une scène où l’art contemporain est soumis à des exigences critiques élevées. Ici, l’œuvre ne peut se contenter d’être signifiante. Elle doit être rigoureuse. Cette rigueur, Azza Abo Rebieh la revendique pleinement.
L’un des aspects les plus déterminants de son parcours réside dans la manière dont elle articule création artistique et engagement, sans jamais les confondre. Son activisme durant les premières années de la révolution syrienne n’a pas produit un art militant au sens étroit. Il a modifié en profondeur sa relation à l’image. La question n’est plus de représenter l’injustice, mais de comprendre comment elle s’inscrit dans les corps, les gestes, les regards. Cette approche explique la force politique de ses œuvres sans qu’aucune d’entre elles ne se présente comme un slogan.
La reconnaissance du Václav Havel Prize for Creative Dissent en 2025 vient consacrer cette position singulière. Elle situe Azza Abo Rebieh dans une lignée d’artistes pour lesquels la création est un acte de dissidence au sens profond : une manière de maintenir ouverte la possibilité d’une pensée libre là où tout pousse à la normalisation du discours. Sa prise de parole au Oslo Freedom Forum, la même année, confirme que son travail dépasse le champ strict des arts visuels pour s’inscrire dans un débat intellectuel plus large sur la liberté, la responsabilité et la mémoire.
Il serait pourtant erroné de réduire son œuvre à une réponse à la violence politique. Ce qui frappe, dans la durée, c’est la cohérence formelle. La précision du dessin. L’intelligence de la composition. La maîtrise des techniques de gravure. Cette exigence plastique empêche toute lecture simpliste. Elle oblige le regardeur à rester. À regarder encore. À accepter l’inconfort.
Azza Abo Rebieh ne produit pas des images pour être comprises rapidement. Elle construit des dispositifs visuels qui résistent. Cette résistance est peut-être ce qui fait la valeur durable de son travail. Dans un monde saturé d’images immédiates, son art ralentit le regard. Il rappelle que certaines réalités ne se livrent qu’à ceux qui acceptent de s’y confronter sans attendre de consolation.
Aujourd’hui, alors que son œuvre continue de s’inscrire entre le Moyen-Orient, l’Europe et les espaces transatlantiques, Azza Abo Rebieh apparaît comme l’une des figures les plus rigoureuses de l’art contemporain issu de la région. Non parce qu’elle représente une identité, mais parce qu’elle interroge, sans relâche, ce que signifie créer après la rupture. Créer quand le monde ne promet plus de résolution, mais exige une lucidité sans compromis.
Bureau de Paris – PO4OR.