Betty Taoutel, ou l’art de transformer l’absence en forme

Betty Taoutel, ou l’art de transformer l’absence en forme
Betty Taoutel sur scène, là où l’absence se transforme en langage et la fragilité en forme théâtrale.

Le parcours artistique de Betty Taoutel s’est construit à distance des récits d’ascension linéaire et des logiques d’accumulation. Il avance par suspensions, par choix de retrait, par moments d’arrêt assumés qui deviennent, avec le temps, des espaces de recomposition. Loin de signaler une rupture, ces pauses constituent le cœur même de son geste créatif. Mono Pause, sa dernière création, ne s’inscrit pas dans une logique de retour, mais dans celle d’une reformulation dramaturgique, où l’absence devient matière et le silence un outil d’écriture.

De l’absence comme acte fondateur

Pendant plusieurs années, la question est revenue avec insistance : « Où étais-tu passée ? » La disparition de Betty Taoutel de la scène libanaise n’avait rien d’un effacement stratégique. Elle procédait d’une saturation. Saturation des événements, des crises, des chocs successifs qui ont frappé le Liban au tournant des années 2020 : effondrement économique, pandémie, explosion, guerre larvée, fatigue morale collective. Pour une artiste dont l’écriture s’est toujours nourrie du réel, le réel était devenu trop dense, presque impraticable. Il ne s’agissait plus de trouver les mots justes, mais de préserver la possibilité même de parler.

Cette suspension n’était pas un abandon. Elle fut un temps de latence, de retrait volontaire, une manière de résister autrement. En choisissant de disparaître, Betty Taoutel posait un geste rare : refuser la surproduction émotionnelle, se soustraire au commentaire immédiat, attendre que la forme redevienne possible. Mono Pause naît précisément de cette tension : comment dire sans redoubler la violence du monde ? Comment écrire quand les événements semblent déjà dépasser toute fiction ?

De la sidération à la forme

Lorsque l’écriture reprend, elle ne cherche pas à nommer frontalement les catastrophes. Le choix est clair : pas de chronologie, pas de slogans, pas de reconstitution réaliste. Mono Pause s’attache aux conséquences plutôt qu’aux causes. À ce que les crises font aux corps, aux seuils de tolérance, aux caractères. La pièce raconte l’histoire d’une femme qui choisit de s’effacer, de se retirer dans une maison de montagne, loin du bruit, loin des injonctions. Un geste simple en apparence, mais chargé d’une violence sourde : disparaître quand tout exige la présence.

Ce refus de l’explicite inscrit l’œuvre dans une dramaturgie de la suggestion. Le décor, les costumes, le rythme scénique participent d’une même économie : rien n’est démonstratif, tout est signifiant. Le corps féminin devient un espace de contradiction : entre l’élan et l’épuisement, entre la maîtrise et l’effondrement, entre la féminité performée et le relâchement intime. Le choix de l’affiche deux jambes dissemblables, l’une en talon, l’autre en pantoufle condense à lui seul le projet : dire la fracture intérieure sans la commenter.

Le choc transmuté en intelligence esthétique

Ce qui frappe dans le travail de Betty Taoutel, c’est sa capacité à transformer l’expérience traumatique en dispositif théâtral sans jamais la réduire à un témoignage. La dépression, la lassitude, la peur ne sont pas exhibées ; elles structurent le rythme, les silences, les ruptures de ton. L’humour, souvent présent, n’est jamais un échappatoire. Il agit comme une technique de distanciation, une façon de rendre l’absurde supportable, presque pensable.

Cette approche s’inscrit dans une continuité. Dès ses travaux antérieurs, Betty Taoutel refusait le réalisme mimétique. Qu’il s’agisse de relectures historiques, d’adaptations ou de créations originales, son théâtre a toujours privilégié la distance critique. Faire rire, faire pleurer, mais surtout faire réfléchir : le triptyque revient comme une boussole. Le comique n’est jamais un effet recherché pour lui-même ; il naît de l’inadéquation entre le personnage et la situation, de l’aveuglement, de l’absurde quotidien un matériau que le Liban, hélas, offre en abondance.

Une écriture située, jamais provinciale

Ancrée dans le tissu social libanais, l’œuvre de Betty Taoutel n’en demeure pas moins profondément transposable. Mono Pause a trouvé un écho immédiat auprès de publics éloignés de son contexte d’origine. De Beyrouth à Montréal, la réception confirme une intuition : plus l’écriture est précise, plus elle devient universelle. La fatigue d’être forte, le désir de disparaître sans disparaître vraiment, la nécessité de refaire surface autrement ces motifs dépassent largement les frontières nationales.

Cette circulation internationale n’est pas le fruit d’une neutralisation culturelle. Elle repose au contraire sur une fidélité au local, à ses contradictions, à ses tensions. Le Liban n’est jamais décoratif : il est une matrice. Un lieu où l’absurde est devenu structurel, où la survie impose une inventivité constante, où l’humour sert souvent de dernier rempart. En refusant la folklorisation, Betty Taoutel permet à son théâtre d’entrer en dialogue avec d’autres réalités, d’autres publics, d’autres mémoires.

Le collectif comme condition de justesse

Si l’écriture occupe une place centrale, elle n’est jamais pensée comme un geste solitaire. Betty Taoutel revendique un théâtre d’équipe. Les premières scènes écrites ne sont partagées qu’une fois la structure suffisamment solide. Vient alors le temps du regard extérieur, de la confrontation, de la critique. La mise en scène ne s’impose pas ; elle se construit dans l’échange. Sur le plateau, le texte reste vivant : il peut évoluer, se resserrer, s’alléger.

La relation au public constitue l’ultime étape de ce processus. Rien n’est jamais acquis. Chaque représentation est une épreuve, chaque silence une information. Le trac persiste, même après des décennies de pratique. Loin d’être un handicap, il est le signe d’un engagement intact. Le théâtre, chez Betty Taoutel, demeure une relation fragile, presque amoureuse : exigeante, parfois douloureuse, toujours à reconquérir.

Transmission et exigence

Parallèlement à son travail de création, Betty Taoutel n’a jamais cessé d’enseigner. À l’université comme dans des cadres plus médiatisés, elle défend une idée simple : le talent ne suffit pas. Ce qui fait la différence, ce sont la curiosité, l’implication, la capacité à douter. Elle se méfie des raccourcis, des effets faciles, de la surexposition. Dans un paysage où la visibilité est souvent confondue avec la valeur, cette position relève presque de la dissidence.

Son regard sur les formes contemporaines notamment l’essor du stand-up est sans complaisance. Non par conservatisme, mais par souci de rigueur. Faire rire ne justifie pas tout. La vulgarité n’est pas une liberté, mais un appauvrissement. Là encore, la cohérence prévaut : créer, c’est assumer une responsabilité, celle de ne pas agresser inutilement, de ne pas céder à la facilité.

Du local au commun

Ce qui se joue aujourd’hui dans le théâtre de Betty Taoutel dépasse la trajectoire individuelle. Mono Pause s’inscrit dans une réflexion plus large sur les formes de survie artistique en temps de crise. Comment continuer à créer sans se trahir ? Comment rester fidèle à une exigence esthétique quand le monde vacille ? En répondant par la forme, par la distance, par l’intelligence du plateau, Betty Taoutel propose une voie : celle d’un art qui ne nie pas la violence, mais refuse de s’y dissoudre.

Son parcours, relu à la lumière de cette dernière création, apparaît d’une remarquable cohérence. De l’absence à la scène, de la sidération à la forme, du Liban au monde, rien n’y est accidentel. Chaque pause prépare un déplacement. Chaque silence ouvre un espace. Et c’est peut-être là que réside la singularité profonde de Betty Taoutel : dans cette capacité rare à faire de l’arrêt non pas une fin, mais une condition de renaissance artistique.

Rédaction – Bureau de Beyrouth

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