Claude Lemand Construire une place pour l’art arabe, sans le traduire
Claude Lemand n’a jamais abordé l’art arabe comme un territoire à expliquer ni comme un corpus à défendre par principe. Son engagement s’est construit autrement, par le temps long, par l’exigence du regard et par une compréhension précise des mécanismes de légitimation dans le champ artistique français. Là où beaucoup ont parlé de médiation culturelle, Lemand a travaillé à quelque chose de plus décisif : l’inscription durable d’artistes arabes dans l’histoire de l’art moderne et contemporain telle qu’elle s’écrit en Europe.
Son parcours ne relève ni du militantisme culturel ni de la collection exotique. Il procède d’un choix intellectuel clair : considérer les artistes arabes comme des producteurs de formes, porteurs de langages plastiques singuliers, et non comme des représentants d’aires culturelles. Cette position, aujourd’hui largement admise, ne l’était pas lorsque Lemand commence à s’y tenir. Dans les années 1970 et 1980, l’art arabe contemporain reste largement absent des musées français, ou cantonné à des présentations thématiques, souvent périphériques, parfois folklorisantes. C’est précisément contre cette marginalisation douce que s’est construite sa démarche.
Très tôt, Claude Lemand comprend que la reconnaissance ne passe pas par le discours, mais par l’institution. Il ne suffit pas d’exposer ; il faut inscrire, archiver, contextualiser. Cette intuition oriente l’ensemble de son travail de collectionneur et de galeriste. Il ne cherche pas à accumuler des œuvres, mais à constituer des ensembles cohérents, capables de dialoguer avec l’histoire de l’art occidental. Le choix des artistes, des périodes, des médiums obéit à une logique rigoureuse : celle de la pertinence plastique avant toute autre considération.
Son rôle au sein de Institut du Monde Arabe marque un tournant décisif. À l’IMA, Lemand contribue à définir une politique d’acquisition et d’exposition qui rompt avec l’approche illustrative. Les œuvres ne sont plus convoquées pour “montrer le monde arabe”, mais pour interroger des problématiques universelles : le corps, la mémoire, la violence, l’espace, la modernité. Cette inflexion est majeure. Elle permet au public français de rencontrer ces artistes dans un cadre muséal exigeant, où la lecture esthétique prime sur la contextualisation identitaire.
Ce travail institutionnel s’accompagne d’un engagement constant auprès des artistes eux-mêmes. Claude Lemand ne se contente pas d’exposer ; il accompagne. Il défend des trajectoires, soutient des productions, facilite des circulations. Son soutien ne relève pas du mécénat ponctuel, mais d’une relation de confiance et de durée. C’est ainsi qu’un nombre significatif d’artistes arabes ont pu accéder à des collections publiques, à des expositions internationales, et à une reconnaissance critique solide. Cette reconnaissance ne fut jamais acquise au nom d’une origine, mais au terme d’un processus de validation artistique comparable à celui de leurs homologues européens.
Ce qui distingue profondément la démarche de Lemand, c’est son refus constant de la simplification. Il s’oppose à toute lecture univoque de l’art arabe, qu’elle soit politique, sociologique ou identitaire. Les œuvres qu’il défend ne sont jamais réduites à des commentaires sur l’actualité ou à des témoignages culturels. Elles sont abordées comme des objets complexes, traversés par des tensions internes, des références multiples, des héritages parfois contradictoires. Cette exigence critique explique pourquoi son travail a trouvé un écho durable dans les milieux curatoriaux et universitaires.
Lemand a également compris l’importance de l’édition et de l’écrit. Catalogues, textes critiques, archives : tout ce qui permet à une œuvre de survivre au-delà de l’exposition fait partie intégrante de sa stratégie. Là encore, l’objectif n’est pas la visibilité immédiate, mais la constitution d’un corpus lisible dans le temps. Cette attention portée à la trace écrite distingue son action de nombreuses initiatives plus spectaculaires mais éphémères.
Dans un paysage culturel souvent tenté par l’événementiel, Claude Lemand a privilégié la continuité. Il n’a pas cherché à “imposer” l’art arabe par des coups médiatiques, mais à le rendre inévitable par sa qualité et sa cohérence. À force de rigueur, il a contribué à déplacer les lignes : ce qui était perçu comme périphérique est devenu discutable, critiquable, comparable. En un mot, normalisé au sens noble du terme, c’est-à-dire intégré au débat esthétique général.
L’impact de ce travail se mesure aujourd’hui à l’évidence avec laquelle les artistes arabes circulent dans les musées, les galeries et les biennales européennes. Cette évidence est trompeuse : elle est le résultat de décennies de travail discret, de négociations, de refus et de convictions maintenues. Claude Lemand fait partie de ceux qui ont rendu cette situation possible sans jamais se mettre au centre du récit.
Son rôle n’est ni celui d’un passeur folklorique ni celui d’un porte-parole. Il est celui d’un constructeur. Un constructeur de cadres, de contextes, de légitimités. Dans l’histoire encore incomplète de l’art arabe en Europe, son nom s’inscrit non comme une figure médiatique, mais comme un point d’appui. Une présence qui a permis aux œuvres de tenir debout, sans traduction excessive, sans justification permanente, dans un espace artistique longtemps fermé.
À l’heure où la question de la représentation culturelle est souvent réduite à des enjeux de visibilité, l’exemple de Claude Lemand rappelle une vérité essentielle : ce qui compte, à long terme, ce n’est pas d’être vu, mais d’être lu, compris et inscrit. C’est à cette condition que l’art arabe a pu, en France, quitter la marge pour entrer pleinement dans l’histoire.
Bureau de Paris – PO4OR.