Cynthia Karam Une voix libanaise en Europe, le corps comme langage universel
Artiste de scène, performeuse, chanteuse et clown doctor, Cynthia Karam n’appartient à aucune catégorie confortable. Son parcours ne se laisse pas résumer par une fonction ni par un territoire. Il s’inscrit dans un espace plus exigeant, où l’art cesse d’être un produit ou une posture pour redevenir un geste vital. Chez elle, le corps ne représente pas, il pense. La voix ne séduit pas, elle traverse. Et le rire n’est jamais décoratif : il agit comme une force de résistance douce, parfois silencieuse, toujours lucide.
Dans le paysage culturel contemporain, saturé d’images et de récits formatés, certaines présences se distinguent précisément par ce qu’elles refusent. Cynthia Karam fait partie de ces artistes pour qui la scène n’est pas un lieu de visibilité, mais un espace d’épreuve. Son travail ne cherche ni l’adhésion immédiate ni la reconnaissance spectaculaire. Il s’installe dans la durée, dans le contact direct avec l’autre, là où l’art retrouve sa fonction première : créer du lien, ouvrir un espace respirable, tenir face à la fragilité.
Le corps comme outil de connaissance
Au cœur de son travail se trouve le corps. Non pas le corps exhibé ou stylisé, mais le corps comme instrument de compréhension du monde. La gestuelle de Cynthia Karam est précise, parfois minimaliste, toujours chargée de sens. Elle hérite autant des traditions du théâtre corporel occidental que d’une sensibilité orientale où le corps porte la mémoire, le non-dit, la tension entre l’intime et le collectif.
Dans sa pratique de la comédie et de la performance, le rire n’est jamais gratuit. Il surgit d’un déséquilibre, d’un léger déplacement, d’une situation où quelque chose résiste à l’ordre attendu. Ce rire n’annule pas la gravité ; il la rend supportable. Il agit comme une brèche, une respiration. Là où le théâtre occidental a souvent cherché à maîtriser le corps, à le discipliner, Cynthia Karam le laisse exister dans ses failles, ses hésitations, sa vulnérabilité. Ce faisant, elle introduit sur les scènes européennes une autre manière d’habiter l’espace : moins démonstrative, plus incarnée.
Quand l’art devient soin
L’un des aspects les plus singuliers de son parcours réside dans son travail comme clown doctor. Dans les hôpitaux, auprès d’enfants et de patients confrontés à la maladie, l’art perd toute dimension symbolique ou esthétique. Il ne reste que l’essentiel : la présence. Le geste doit être juste, la parole mesurée, le silence accepté. Ici, il ne s’agit plus de jouer pour un public, mais d’entrer en relation avec des individus fragilisés, parfois épuisés, toujours lucides.
Cette pratique transforme profondément la notion même de performance. Le clown hospitalier ne cherche pas l’effet, mais l’ajustement. Il observe, écoute, s’adapte. Le rire devient un outil de survie, un moyen de restaurer, ne serait-ce qu’un instant, un sentiment de dignité et de légèreté. Dans ce contexte, Cynthia Karam déploie une intelligence émotionnelle rare, où l’expérience artistique rejoint une forme de sagesse humaine.
Ce rapport entre art et soin fait écho à des traditions anciennes, notamment dans les cultures orientales où la musique, la parole et le geste ont longtemps été associés à des pratiques thérapeutiques. En Europe, cette dimension a été réinvestie plus récemment à travers des approches contemporaines. Cynthia Karam se situe précisément à ce carrefour, sans jamais le théoriser. Elle le pratique.
La voix comme espace de passage
Chanteuse autant que performeuse, Cynthia Karam utilise la voix comme un prolongement naturel du corps. Sa relation au chant ne relève pas de la virtuosité ni de la démonstration technique. La voix est pour elle un espace de passage, un lieu où les langues, les accents et les mémoires se rencontrent. Trilingue, elle navigue entre l’arabe, le français et l’anglais avec une fluidité qui n’efface jamais les aspérités.
Cette pluralité linguistique n’est pas un argument identitaire, mais une nécessité artistique. Elle permet d’atteindre des zones de sens différentes, d’activer des registres émotionnels spécifiques. La langue arabe porte une densité poétique et affective singulière, le français offre une précision conceptuelle, l’anglais une immédiateté rythmique. Ensemble, ces voix composent un paysage sonore où l’Orient et l’Occident ne s’opposent pas, mais se répondent.
Sur scène, cette circulation se fait sans traduction explicative. Le spectateur est invité à ressentir avant de comprendre. À accepter de ne pas tout saisir intellectuellement. C’est précisément là que se joue la dimension politique de son travail : dans le refus de simplifier, de folkloriser ou de neutraliser la différence.
L’itinéraire d’un passage, non d’un exil
Si Cynthia Karam est profondément marquée par son origine libanaise, elle ne construit pas son œuvre autour d’un récit d’exil. Elle ne se présente ni comme une artiste déracinée ni comme une figure de la nostalgie. Son parcours est celui d’un passage. Un mouvement constant entre des espaces culturels, esthétiques et humains.
Installée et active dans un contexte européen, elle n’abandonne pas pour autant la tension qui nourrit son travail. Cette tension n’est pas conflictuelle ; elle est productive. Elle lui permet de questionner les évidences, de déplacer les regards, de créer des formes qui échappent aux assignations identitaires. Elle ne représente pas l’Orient en Occident, pas plus qu’elle ne traduit l’Occident pour l’Orient. Elle agit depuis un entre-deux, un espace de frottement fertile.
Une relation distanciée à la visibilité
À l’heure où la présence numérique conditionne souvent la reconnaissance artistique, Cynthia Karam entretient un rapport mesuré à la visibilité. Ses réseaux sociaux prolongent son travail sans jamais le réduire à une stratégie promotionnelle. On y retrouve des fragments d’expériences, des instants de scène, des moments de travail hospitalier. Rien de spectaculaire, rien d’artificiel.
Son public est composé d’artistes, de professionnels de la scène, de spectateurs attentifs. Une communauté discrète, mais engagée. Cette économie de la présence correspond à son éthique artistique : privilégier la qualité du lien à la quantité des regards. Refuser l’accélération permanente pour préserver un rapport juste au temps et à la création.
Un art comme ligne de crête
Cynthia Karam incarne une figure rare : celle de l’artiste pour qui l’art n’est ni une vitrine ni un refuge, mais une ligne de crête. Un lieu instable, exigeant, où se rencontrent le corps et la pensée, le rire et la gravité, l’Orient et l’Occident. Son travail rappelle que le rôle de l’artiste n’est pas de rassurer ni de séduire, mais d’ouvrir des espaces où l’humain peut se reconnaître dans sa complexité.
Dans un monde culturel souvent fragmenté, son parcours propose une autre voie. Celle d’un art qui soigne sans moraliser, qui relie sans uniformiser, et qui fait du passage non une perte, mais une richesse.
Bureau de Paris – PO4OR.