Danielle Arbid, le cinéma comme territoire de confrontation

Danielle Arbid, le cinéma comme territoire de confrontation
Danielle Arbid, cinéaste française d’origine libanaise, développe depuis la France un cinéma radical où le corps, le désir et la mémoire deviennent des espaces de confrontation politique.

Danielle Arbid n’a jamais cherché à adoucir le réel ni à négocier avec le regard dominant. Son cinéma avance frontalement, sans précaution inutile, porté par une conviction rare : celle que le corps, le désir et la mémoire constituent des territoires politiques à part entière. Depuis la France, où elle s’est installée à la fin des années 1980, la cinéaste a construit une œuvre qui dérange autant qu’elle s’impose, précisément parce qu’elle refuse la neutralité confortable du discours.

Née à Beyrouth en 1970, Danielle Arbid quitte le Liban en 1987, alors que la guerre civile impose sa violence comme horizon quotidien. Cet exil, souvent mentionné dans les récits biographiques, n’est jamais chez elle un motif nostalgique ou victimaire. Il agit plutôt comme une fracture initiale, une expérience fondatrice qui façonne durablement son rapport au monde : méfiance envers les récits officiels, attention aiguë portée aux corps exposés à la contrainte, refus des hiérarchies morales toutes faites.

Installée en France, elle poursuit des études de littérature puis de journalisme. Pendant plusieurs années, elle travaille comme pigiste, collaborant à différents journaux sans jamais s’inscrire durablement dans une rédaction ni dans un champ journalistique spécialisé. Cette période, qu’elle évoque avec une lucidité critique, lui fait éprouver très tôt les limites de l’objectivité journalistique et du cadre normatif de l’information. Elle y apprend autant ce que l’écriture factuelle permet que ce qu’elle empêche. Lorsqu’elle se tourne vers le cinéma à partir de 1997, il ne s’agit ni d’un prolongement ni d’une reconversion classique, mais d’un déplacement radical : une autre manière de travailler le politique, en l’alliant à l’intime, à la subjectivité, à la forme et à la fantaisie.

Ses premiers films, majoritairement documentaires, portent la trace de cette tension fondatrice. Raddem (1997), son premier court métrage, esquisse déjà les lignes d’un cinéma de l’exposition plutôt que de la démonstration. Arbid ne filme pas pour expliquer, mais pour confronter. Le réel n’est jamais ordonné ni pacifié ; il est livré dans sa rugosité, ses contradictions, ses zones d’ombre. Très vite, elle impose une posture singulière : refuser le commentaire surplombant, laisser les corps et les situations produire leur propre charge politique.

Au tournant des années 2000, son travail acquiert une visibilité internationale. Ses films sont sélectionnés et présentés dans de nombreux festivals, notamment à Cannes et à Locarno. Cette reconnaissance contraste avec les réactions souvent violentes que ses œuvres suscitent dans plusieurs pays arabes. Les raisons de ces controverses sont connues : Danielle Arbid aborde frontalement des sujets jugés tabous — sexualité féminine, désir, domination masculine, mémoire de la guerre, hypocrisie sociale. Mais réduire son cinéma à une posture provocatrice serait une erreur de lecture. La transgression, chez elle, n’est jamais une fin ; elle est un outil.

Au cœur de son œuvre se trouve une obsession constante : le corps comme lieu de conflit. Corps féminin désirant, vulnérable, parfois brutal, jamais idéalisé. Arbid refuse toute esthétisation complaisante. Elle filme la sexualité comme une expérience ambivalente, à la fois source de liberté et de violence, de jouissance et d’aliénation. Cette approche rompt avec une tradition cinématographique qui tend soit à invisibiliser le désir féminin, soit à le réduire à une abstraction symbolique.

Cette radicalité inscrit Danielle Arbid dans le sillage de ce que l’on a appelé la « nouvelle vague féminine » du cinéma libanais des années 1990 et 2000, aux côtés de figures comme Jocelyne Saab, Nadine Labaki ou Leïla Assaf. Mais là où certaines privilégient la métaphore ou une narration plus consensuelle, Arbid choisit l’affrontement. Son cinéma ne prétend jamais représenter « la femme arabe », catégorie qu’elle récuse implicitement. Il donne à voir des femmes singulières, contradictoires, parfois dérangeantes, toujours irréductibles à un rôle ou à une fonction.

En France, cette posture lui vaut d’être perçue non comme une cinéaste
étrangère, mais comme une autrice à part entière du paysage cinématographique français. Ses films sont produits, diffusés et discutés dans les mêmes circuits que ceux de ses contemporains. Cette reconnaissance institutionnelle est consacrée en 2009, lorsque le ministre de la Culture Frédéric Mitterrand lui remet le titre de Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres, saluant l’importance de son apport au champ culturel français.

Le passage au long métrage de fiction confirme cette intégration sans dilution. Arbid y transpose ses obsessions documentaires dans un cadre fictionnel sans jamais en lisser la violence. La narration classique est constamment fissurée par des surgissements du réel. Le montage, le travail du son, la direction d’acteurs participent d’une même logique : créer un espace de friction où le spectateur ne peut se réfugier dans une position confortable.

Ce refus du confort est l’une des signatures les plus constantes de son cinéma. Danielle Arbid ne cherche ni l’identification facile ni la catharsis apaisante. Ses films laissent des traces, souvent durables. Ils obligent à regarder ce qui est habituellement tenu à distance : la brutalité des rapports de pouvoir, l’ambiguïté des désirs, la persistance des traumatismes. En cela, son œuvre s’inscrit pleinement dans une tradition critique du cinéma d’auteur, où l’image n’est pas un refuge mais un outil de confrontation.

Réduire son travail à une lecture exclusivement sexuelle ou politique serait toutefois insuffisant. Une autre dimension, plus discrète mais essentielle, traverse l’ensemble de son œuvre : une attention profonde à la parole. À ce qui se dit, à ce qui se tait, à ce qui hésite. Cette écoute confère à ses films une densité particulière, où chaque silence semble chargé d’un poids invisible.

Aujourd’hui, Danielle Arbid occupe une position singulière dans le cinéma français et francophone. Elle n’appartient ni à une école ni à une génération clairement balisée. Elle avance seule, fidèle à une méthode exigeante, souvent inconfortable, mais d’une cohérence rare. Son œuvre ne cherche ni à plaire ni à rassurer. Elle propose une expérience du cinéma comme acte de vérité située, partielle, contestable, mais jamais neutre.

À l’heure où une partie du cinéma contemporain tend à lisser ses aspérités pour répondre aux attentes du marché ou du consensus, le parcours de Danielle Arbid rappelle une évidence essentielle : le cinéma peut encore être un espace de risque. Un lieu où l’on expose ce qui dérange, non pour choquer, mais pour penser. C’est dans cette tension permanente, entre liberté formelle et responsabilité du regard, que son œuvre continue de s’inscrire et de s’imposer dans le temps long.

Bureau de Paris – PO4OR

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