Darina Al Joundi Écrire avec le corps, habiter l’exil
Il existe des artistes pour lesquels la scène n’est pas un lieu de représentation, mais un espace de survie. Darina Al Joundi appartient à cette catégorie rare. Franco-libanaise, autrice, comédienne et performeuse, elle a construit une œuvre où l’écriture, le corps et la mémoire s’entrelacent pour produire une parole à la fois intime et universelle. Son parcours ne relève ni du témoignage brut ni de la posture militante. Il s’inscrit dans une exigence plus radicale : dire l’indicible sans l’esthétiser, transformer l’expérience en langage sans la neutraliser.
Née à Beyrouth, Darina Al Joundi grandit dans un Liban traversé par la guerre, la violence et la fragmentation. Cette enfance, marquée par la rupture permanente, forge très tôt une conscience aiguë du corps comme territoire exposé. Chez elle, le corps n’est jamais abstrait. Il porte les traces de l’histoire, des conflits, des silences imposés. Cette matérialité deviendra le socle de son travail artistique.
La France comme espace de langage
L’installation en France constitue un tournant décisif. Non pas un refuge confortable, mais un déplacement nécessaire pour réinventer la parole. Le français devient pour Darina Al Joundi une langue de reconstruction. Une langue choisie, travaillée, parfois dure, mais toujours précise. Loin d’effacer ses origines, cette langue étrangère lui permet de mettre à distance la douleur, de la transformer en matière dramaturgique.
Ce choix linguistique n’est pas anodin. Il inscrit son œuvre dans une tradition française de l’écriture de soi, tout en la déplaçant vers un territoire plus frontal, plus charnel. La langue française, chez Al Joundi, ne cherche pas l’élégance gratuite. Elle tranche, elle expose, elle met à nu. Elle devient un outil de désencombrement, presque un scalpel.
Le théâtre comme acte vital
C’est sur scène que Darina Al Joundi trouve sa forme la plus juste. Son théâtre n’est ni narratif au sens classique, ni démonstratif. Il repose sur une présence brute, maîtrisée, où le corps agit comme un texte à part entière. L’un de ses spectacles les plus marquants, Le jour où Nina Simone a cessé de chanter, s’impose comme une œuvre charnière du théâtre contemporain francophone.
Dans ce monologue, elle ne raconte pas seulement une trajectoire personnelle. Elle expose un système : celui des violences invisibles, des enfermements sociaux, des injonctions faites aux femmes dans des sociétés traversées par la guerre et le patriarcat. Le récit n’est jamais linéaire. Il est fragmenté, haletant, traversé de ruptures. Comme la mémoire elle-même.
Le corps comme archive
Ce qui distingue profondément Darina Al Joundi, c’est sa manière de penser le corps comme une archive vivante. Chaque geste, chaque posture, chaque silence contient une charge historique. Elle ne joue pas un rôle. Elle s’engage physiquement dans l’acte de dire. Cette exposition du corps n’a rien de spectaculaire. Elle est rigoureuse, presque ascétique.
Sur scène, son corps n’est ni objet de séduction ni outil de provocation. Il est un lieu de vérité. Un espace où se croisent le féminin, la violence, la résistance et la lucidité. Cette approche confère à son travail une puissance rare, souvent dérangeante, toujours nécessaire.
Refuser les assignations
Darina Al Joundi échappe aux catégories faciles. Elle refuse d’être enfermée dans le rôle de la “voix orientale”, de la “femme victime” ou de l’“artiste engagée” au sens simplifié du terme. Son œuvre est politique, mais jamais didactique. Elle ne délivre pas de message clé en main. Elle pose des questions, ouvre des failles, oblige à regarder autrement.
Cette posture explique la réception parfois contrastée de son travail. Mais elle en constitue aussi la force. À une époque où l’on exige souvent des récits identitaires lisibles et consensuels, Al Joundi maintient une zone de complexité irréductible. Elle ne cherche pas l’adhésion, mais la confrontation.
Une écriture de la fracture
Son écriture, qu’elle soit scénique ou textuelle, est traversée par la fracture. Fracture géographique, linguistique, intime. Mais cette fracture n’est pas une faiblesse. Elle devient une méthode. Une manière de refuser les récits lisses, les reconstructions artificielles. Chez elle, l’exil n’est pas romantisé. Il est vécu comme une perte permanente, mais aussi comme une ouverture vers d’autres formes de liberté.
Cette tension constante entre perte et émancipation donne à son œuvre une profondeur singulière. Elle parle à ceux qui ont traversé des zones de rupture, mais aussi à ceux qui acceptent d’être déplacés dans leur regard.
Une présence essentielle dans le paysage culturel français
Installée durablement en France, Darina Al Joundi occupe une place à part dans le paysage culturel. Elle ne cherche ni la visibilité médiatique ni la reconnaissance institutionnelle à tout prix. Son influence est plus souterraine, mais réelle. Elle agit sur les consciences, sur les pratiques théâtrales, sur la manière de penser le rapport entre autobiographie et fiction.
Son travail s’inscrit dans une filiation exigeante, proche d’un théâtre de la nécessité, où l’art n’est jamais séparé de la vie. Elle rappelle que le théâtre peut encore être un lieu de risque, d’exposition et de vérité.
Une œuvre en mouvement
Darina Al Joundi ne se répète pas. Chaque projet engage une nouvelle prise de risque. Elle continue d’explorer les zones de silence, de déplacer son écriture, de questionner ses propres limites. Cette dynamique constante témoigne d’une fidélité à l’essentiel : ne jamais se figer, ne jamais se complaire dans une forme acquise.
Son parcours incarne une autre idée de la réussite artistique. Une réussite qui ne se mesure ni en chiffres ni en visibilité, mais en impact profond, durable, souvent invisible.
Darina Al Joundi est de ces artistes qui transforment la scène en espace de vérité. Son œuvre, profondément incarnée, rappelle que le corps peut être un langage, que la langue peut être une arme de libération, et que l’exil peut devenir une position intellectuelle féconde.
À travers son parcours franco-libanais, elle construit un pont exigeant entre les rives, sans jamais lisser les aspérités. Un théâtre de la fracture, oui, mais aussi un théâtre de la dignité. Un théâtre qui ne cherche pas à rassurer, mais à réveiller.
Bureau de Paris – PO4OR