Dominique Eddé, écrire entre deux langues : Beyrouth au cœur, Paris à la plume
Dans l’œuvre de Dominique Eddé, la langue n’est jamais un simple instrument de transmission. Elle est une matière vivante, une mémoire en mouvement, un lieu d’habitation fragile situé entre deux mondes qui ne se confondent jamais tout à fait. Lorsque l’écrivaine affirme que l’arabe est la langue du cœur et le français celle de la plume, elle ne formule pas une confidence lyrique. Elle dessine une cartographie existentielle précise, celle d’une écriture née dans la fracture et qui se maintient dans cet état de tension féconde. Entre le battement intime de Beyrouth et la rigueur intellectuelle de Paris, la voix de Dominique Eddé se déploie dans un espace intermédiaire, où l’identité ne se pense pas comme une appartenance définitive, mais comme un déplacement constant entre deux langues, entre une mémoire intérieure et une pensée mise en forme par l’écriture.
Cette position liminale n’est ni un confort ni un compromis. Elle constitue le socle même de son projet littéraire. Écrire, pour Dominique Eddé, ne consiste pas à relier l’Orient et l’Occident par un discours conciliateur, mais à maintenir ouverte la blessure qui les sépare, à refuser les synthèses faciles et les récits réducteurs. Sa littérature s’inscrit ainsi dans une zone de résistance silencieuse, contre la langue unique, contre l’identité assignée, contre les catégories culturelles figées.
Née au Liban, formée entre Beyrouth et Paris, Dominique Eddé appartient à cette génération d’intellectuels arabes francophones pour qui la langue française n’est ni une langue étrangère ni un héritage colonial accepté sans distance critique. Elle est un outil de pensée, un espace de mise à distance, parfois même une protection. Le français permet à Eddé de transformer l’expérience brute de la guerre, de l’exil et de la perte en matière réfléchie, analysable, partageable. À l’inverse, l’arabe, souvent moins visible dans son œuvre publiée, demeure la langue de l’affect, de la résonance intime, de ce qui précède toute mise en forme.
Cette dissociation assumée entre les fonctions des langues confère à son écriture une tension singulière. Le texte avance toujours avec une conscience aiguë de ce qu’il ne dit pas, de ce qui reste enfoui dans une autre langue, dans un autre registre. Chez Dominique Eddé, l’écriture française n’efface jamais l’arabe ; elle écrit avec son absence, avec son silence actif. C’est précisément cette absence qui densifie le texte, qui lui donne sa profondeur et sa gravité.
Paris occupe, dans ce dispositif, une place essentielle mais jamais mythifiée. La capitale française n’est ni un refuge idéalisé ni un centre de consécration. Elle est un lieu de travail, de réflexion, parfois de solitude. Paris offre à Dominique Eddé un cadre intellectuel où la lenteur, la distance critique et le débat sont possibles. Mais cette stabilité apparente est constamment traversée par la mémoire de Beyrouth, ville fragmentée, violente, aimée, dont la guerre a façonné durablement son rapport au monde.
Beyrouth, dans son œuvre, n’est pas seulement une ville. Elle est une expérience fondatrice. La guerre civile libanaise n’y apparaît pas comme un simple contexte historique, mais comme une matrice qui a profondément modifié la manière de penser la politique, la violence, la responsabilité et le langage. Écrire après la guerre, et depuis l’exil, implique pour Eddé une vigilance constante face aux discours simplificateurs, aux idéologies rassurantes, aux récits héroïsants.
C’est pourquoi son écriture se méfie de toute posture. Elle refuse la figure de l’écrivain porte-parole, tout comme celle de l’intellectuel moraliste. Dominique Eddé écrit depuis une position instable, volontairement inconfortable, où la pensée se construit dans le doute, la contradiction et l’inachèvement. Cette posture se manifeste tant dans ses essais que dans ses textes plus littéraires, où la frontière entre réflexion politique, méditation philosophique et écriture narrative demeure volontairement poreuse.
Son dialogue constant avec des figures majeures de la pensée contemporaine, notamment Edward Said, témoigne de cette exigence intellectuelle. Chez Eddé, Said n’est pas une référence académique, mais un compagnon de route, un interlocuteur essentiel pour penser la question de l’exil, de la représentation et du regard occidental sur le monde arabe. Comme lui, elle refuse les lectures binaires et s’attache à complexifier les récits, à restituer les voix marginales, à déconstruire les évidences.
La singularité de Dominique Eddé réside également dans son rapport à la politique. Loin de toute écriture militante au sens strict, elle développe une pensée profondément politique, au sens noble du terme : une pensée de la responsabilité, du langage et de la mémoire. Ses textes interrogent la manière dont les mots peuvent trahir l’expérience, comment les récits officiels écrasent les vies singulières, et comment l’écriture peut, malgré tout, ouvrir un espace de vérité fragile.
Entre Beyrouth et Paris, Dominique Eddé n’a jamais cherché à résoudre la tension qui structure son parcours. Elle en a fait le moteur même de son écriture. Cette tension n’est pas un entre-deux confortable, mais un lieu d’exigence permanente. Elle oblige à penser sans relâche, à écrire sans se reposer sur les certitudes, à accepter que la langue soit à la fois un abri et une perte.
Dans un monde saturé de discours rapides, de positions tranchées et d’identités revendiquées à grand bruit, l’œuvre de Dominique Eddé impose une autre temporalité. Elle invite à ralentir, à écouter ce qui résiste à la formulation immédiate, à accepter la complexité comme une condition de la pensée. Son écriture ne cherche pas à séduire ni à rassurer. Elle demande au lecteur une attention active, une disponibilité à l’inconfort, une ouverture à l’incertitude.
Ainsi, entre la langue du cœur et celle de la plume, Dominique Eddé construit une œuvre profondément contemporaine, qui interroge avec une rare acuité les enjeux de l’exil, de la langue et de la mémoire. Ni tout à fait d’ici, ni jamais complètement ailleurs, elle occupe cet espace rare où la littérature ne sert pas à combler les fractures, mais à leur donner une forme juste, lucide et nécessaire.
Rédaction : Bureau de Paris – PO4OR