Eliz Murad, la voix indocile qui relie le rock à la langue arabe

Eliz Murad, la voix indocile qui relie le rock à la langue arabe
Eliz Murad, chanteuse et compositrice franco-libanaise, explore un territoire musical singulier où le rock contemporain dialogue avec la langue arabe, entre mémoire, scène et engagement sensible.

Il existe des trajectoires artistiques qui ne se construisent ni dans la revendication frontale ni dans la recherche d’un choc immédiat. Elles avancent autrement, par sédimentation, par fidélité à une intuition intime, par un travail patient sur la forme et le sens. Le parcours d’Eliz Murad appartient à cette catégorie exigeante. Une trajectoire façonnée par la double culture, non comme un fardeau identitaire, mais comme un espace de circulation libre entre les mondes.

Née en France de parents libanais, Eliz grandit dans un environnement sonore composite, où les voix de Fairouz, Asmahan et Magida El Roumi se mêlent naturellement aux vibrations du rock occidental. À la radio familiale répondent les guitares saturées de Nirvana, les figures féminines puissantes de la soul et du rock anglo-saxon, les échos d’une musique qui ne cloisonne pas, mais appelle le dialogue. Très tôt, cette coexistence des langages devient fondatrice. Elle n’oppose pas les héritages, elle les fait dialoguer.

L’apprentissage musical se fait par le corps et par l’instinct. Eliz choisit d’abord la basse, instrument d’ancrage, de pulsation, de structure. Elle y trouve une manière de tenir la musique de l’intérieur, de l’habiter avant de la conduire. Cette approche physique du son marquera durablement son écriture et sa présence scénique.

Pendant près de dix ans, elle est l’une des figures du duo Teleferik, formation parisienne à l’esthétique rock affirmée, avec laquelle elle sillonne les scènes, enregistre plusieurs projets et forge une solide expérience du live. Teleferik n’est pas un simple laboratoire de jeunesse. C’est un temps long, structurant, où Eliz apprend la rigueur, la contrainte du collectif, la discipline de la scène. Elle y chante en anglais, parfois en français, tout en nourrissant en silence une question restée longtemps sans réponse : où placer la langue arabe dans cet univers sonore ?

La réponse ne viendra ni par opportunisme ni par calcul stratégique. Elle s’imposera comme une évidence. Car pour Eliz Murad, la langue arabe n’est pas un ornement exotique ni un marqueur identitaire destiné à séduire. Elle est une langue intime, complexe, chargée de mémoire, avec laquelle le rapport est à la fois amoureux et exigeant. Grandir en France, vivre en français, penser souvent en anglais musical, tout en portant l’arabe comme langue maternelle partiellement éloignée : cette tension devient un moteur créatif.

Lorsque s’ouvre le chapitre de la carrière solo, cette tension trouve enfin sa forme. En 2021, Eliz Murad publie Apocalypsna, un premier EP qui marque un véritable basculement. Quatre titres seulement, mais une cohérence forte, presque manifeste. Loin de tout folklore, le projet explore un territoire hybride où le rock, l’électro et les textures contemporaines accueillent une écriture en arabe directe, incarnée, parfois abrasive, toujours habitée.

Apocalypsna n’est pas un disque de repli introspectif. Il est traversé par le monde. Par Beyrouth, ville aimée et meurtrie, présente comme une blessure ouverte. Par le confinement, la sidération, l’impression d’un monde à l’arrêt. Par la colère sourde et la nécessité de transformer l’émotion en matière sonore. La musique y joue son rôle cathartique, non comme exutoire spectaculaire, mais comme espace de mise en forme du chaos.

Sur scène, cette démarche prend une dimension supplémentaire. Jouer en arabe, en France, dans des contextes variés, n’est jamais neutre. Eliz Murad en a pleinement conscience. Lorsqu’elle se produit à la Maison du Maroc, à Paris, devant un public majoritairement féminin, parfois voilé, réuni à l’occasion d’une fête de Ramadan, l’expérience la marque profondément. Le rock y rencontre des corps et des regards que l’imaginaire dominant n’associe pas spontanément à cette musique. La réception est immédiate, intense, libératrice. L’image de femmes balançant la tête sur des riffs électriques agit comme une fissure dans les clichés.

Ce moment cristallise une intuition déjà présente : être une femme, arabe de surcroît, sur scène, relève déjà d’un geste politique, même sans discours explicite. Chanter en arabe ne peut être dissocié de ce contexte. Non par militantisme affiché, mais parce que la visibilité elle-même produit du sens. Eliz Murad n’endosse pas le rôle de porte-drapeau. Elle préfère parler d’exemplarité, d’ouverture de possibles, de responsabilité implicite.

Cette posture se retrouve dans son rapport à l’engagement. Loin des slogans et des injonctions, elle revendique un activisme par l’art. Une présence qui questionne sans asséner, qui dérange parfois, mais sans chercher l’affrontement. La référence qu’elle fait à certaines figures culturelles contemporaines, capables d’assumer la complexité sans se figer dans un rôle, éclaire cette position. Le politique, chez elle, est diffus, incarné, indissociable de l’esthétique.

Musicalement, Eliz Murad refuse les catégories étanches. Elle revendique une curiosité large, allant de la scène rock indépendante aux formes les plus actuelles de la pop et du hip-hop. Cette ouverture se traduit dans ses collaborations, dans ses choix de production, dans une écriture qui privilégie la tension, le contraste, l’équilibre instable plutôt que la facilité mélodique.

Installée et travaillant entre Lyon et Saint-Étienne, elle inscrit son parcours dans un réseau culturel décentralisé, loin du seul tropisme parisien. Cette géographie choisie reflète aussi une manière d’être au monde : attentive aux marges, aux circulations invisibles, aux scènes qui se construisent en dehors des projecteurs.

Ce qui frappe, au fil de son parcours, c’est la cohérence. Rien n’est plaqué. Rien n’est revendiqué pour exister médiatiquement. Eliz Murad avance avec une conscience aiguë de ce que son geste implique, sans jamais sacrifier la musique à l’idée qu’on pourrait s’en faire. Elle ne cherche pas à « réconcilier » l’Orient et l’Occident comme on assemblerait deux blocs figés. Elle les traverse, les fait résonner, les laisse se transformer l’un l’autre.

Dans un paysage musical souvent tenté par la simplification, sa démarche impose une autre temporalité. Celle du temps long, de l’écoute, de l’inconfort parfois nécessaire. Une voix qui ne cherche pas à rassurer, mais à ouvrir. Une voix qui rappelle que la langue arabe, loin d’être cantonnée à certains registres, peut habiter le rock, l’électro, la scène contemporaine, sans demander la permission.

Eliz Murad n’est pas une figure à enfermer dans une catégorie. Elle est un mouvement. Une ligne de tension fertile entre héritage et invention. Et c’est précisément dans cet espace instable, indocile, que sa musique trouve sa justesse.

Bureau de Paris – PO4OR

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