Georgia Makhlouf : quand la mémoire devient une forme de pensée
Il existe des écritures qui cherchent à dire le monde, et d’autres qui tentent d’en comprendre les strates invisibles. L’œuvre de Georgia Makhlouf appartient sans ambiguïté à cette seconde catégorie. Ni démonstrative ni revendicative, sa trajectoire littéraire et critique s’est construite dans une zone de tension féconde, là où la mémoire ne se contente pas d’être racontée, mais devient un véritable outil de connaissance. Écrire, chez elle, n’est jamais un geste décoratif : c’est une opération intellectuelle, presque éthique, qui engage la langue, le temps et la responsabilité du regard.
Une position singulière entre deux langues
Georgia Makhlouf n’écrit pas « entre » deux cultures comme on occuperait un entre-deux inconfortable. Elle écrit depuis un espace intérieur où l’arabe et le français coexistent comme deux régimes de pensée. Cette cohabitation ne produit ni hybridation forcée ni discours identitaire explicite. Elle engendre au contraire une écriture précise, tendue, consciente des limites de chaque langue et de ce qu’elles permettent, ou empêchent, de formuler.
Son engagement au sein de la rédaction du supplément littéraire de L’Orient-Le Jour ne relève pas d’une simple activité journalistique. Les entretiens qu’elle y mène avec de nombreux écrivains témoignent d’une posture critique rare : Makhlouf ne cherche ni la confession ni l’anecdote, mais la logique interne d’une œuvre. Elle interroge les textes comme des constructions de sens, et non comme des prolongements biographiques. Cette rigueur irrigue l’ensemble de son travail personnel.
La mémoire comme matière instable
Dès Fragments de mémoire, fragments d’enfance (2005), la singularité de son approche apparaît nettement. La mémoire n’y est jamais présentée comme un réservoir d’images intactes, mais comme un champ de ruines, traversé par des manques, des silences, des déformations. Le choix de la forme brève n’est pas anodin : il correspond à une intuition fondamentale, celle que l’enfance et le passé ne se laissent approcher que par éclats, par touches fragmentaires, jamais par un récit linéaire.
Ce livre inaugure une méthode que Makhlouf ne cessera d’affiner : travailler le discontinu, refuser la narration totalisante, accepter l’incomplétude comme condition de vérité. La mémoire devient alors un lieu de questionnement, non de réconciliation. Elle ne sert pas à refermer les blessures, mais à en comprendre la persistance.
Penser l’histoire à hauteur humaine
Cette démarche trouve un prolongement remarquable dans Les hommes debout (2007). Le texte échappe aux catégories traditionnelles : ni essai au sens strict, ni récit, il se situe à la croisée du dialogue philosophique, de la méditation anthropologique et de l’écoute sensible. En convoquant les figures des Phéniciens et des malades, Georgia Makhlouf met en parallèle deux formes de vulnérabilité : celle des civilisations disparues et celle des corps fragilisés.
Là encore, elle refuse toute posture surplombante. L’histoire n’est pas un décor, mais une force agissante, qui marque les êtres et les récits. Le lecteur n’est jamais guidé vers une interprétation unique : il est invité à habiter l’incertitude, à accepter que certaines questions demeurent ouvertes. Cette retenue, loin d’affaiblir le propos, lui confère une densité rare.
L’absence comme structure narrative
Avec le roman Les absents (2014), Georgia Makhlouf atteint une forme de maturité littéraire où l’économie de moyens devient une puissance. L’absence, thème central du livre, n’est pas seulement celle des êtres disparus ; elle est aussi celle des repères, des récits collectifs, des continuités brisées. Le texte se construit autour de ce qui manque, de ce qui ne peut être pleinement formulé.
La romancière ne cherche jamais à compenser cette absence par un excès de psychologie ou de pathos. Elle en fait une structure, un principe d’organisation du récit. Les personnages avancent dans un monde où le sens ne se donne plus immédiatement, où chaque geste est lesté d’un passé fragmenté. Cette écriture de la retenue confère au roman une force silencieuse, durable.
Le passage au lectorat français
La publication de Goût d’Orient (2014) et de Goût de la liberté (2016) chez Mercure de France marque une étape décisive dans le parcours de Georgia Makhlouf. Ce passage vers un grand éditeur français n’a rien d’un renoncement ou d’une adaptation stratégique. Il s’inscrit dans une continuité intellectuelle : celle d’une pensée capable de circuler sans se diluer.
Dans ces ouvrages, l’Orient n’est jamais réduit à une entité géographique ou culturelle figée. Il devient une expérience sensorielle, un ensemble de perceptions, de contradictions, de tensions. La liberté, quant à elle, n’est pas brandie comme un mot d’ordre abstrait, mais interrogée dans ses usages concrets, dans ses limites, dans ses ambiguïtés. Makhlouf évite toute exotisation comme toute idéalisation. Elle écrit contre les simplifications, avec une précision presque clinique.
Une écriture sans emphase
Ce qui frappe, à la lecture de l’ensemble de son œuvre, c’est l’absence totale de posture. Georgia Makhlouf ne cherche ni à séduire ni à convaincre. Son écriture avance à pas mesurés, attentive à chaque mot, à chaque articulation syntaxique. Cette sobriété n’est pas un choix esthétique neutre : elle relève d’une éthique de la langue. Dire moins, pour dire juste. Refuser l’emphase, pour préserver la complexité.
Dans un paysage littéraire souvent dominé par l’urgence de se positionner, son travail apparaît presque à contre-courant. Elle n’écrit pas pour occuper un espace médiatique, mais pour construire un lieu de pensée. Cette exigence explique sans doute la longévité et la pertinence de son œuvre, régulièrement redécouverte et relue.
Une actualité intacte
Les relectures contemporaines de Georgia Makhlouf dans la presse culturelle arabe indépendante confirment la modernité de son regard. À l’heure où les discours identitaires tendent à se durcir, son refus des assignations apparaît plus que jamais nécessaire. Elle ne nie ni les appartenances ni les héritages, mais elle refuse de les transformer en slogans.
Son écriture propose une autre voie : celle d’une pensée située, consciente de ses ancrages, mais rétive aux simplifications. En ce sens, elle offre un modèle rare de dialogue entre les cultures, non fondé sur la conciliation de façade, mais sur l’acceptation du désaccord, de la nuance, de l’inachevé.
Conclusion
Dresser le portrait de Georgia Makhlouf, ce n’est pas célébrer une carrière ou un palmarès. C’est interroger une manière d’écrire et de penser qui place la mémoire au cœur du travail littéraire, non comme un refuge, mais comme une responsabilité. Son œuvre nous rappelle que la littérature peut encore être un lieu de lenteur, de rigueur et de profondeur, à l’écart des effets de mode.
Dans cet espace discret mais exigeant, Georgia Makhlouf a construit une œuvre cohérente, tendue vers l’essentiel, où la langue devient un territoire de lucidité. Une œuvre qui ne cherche pas à clore les questions, mais à les formuler avec justesse — et c’est sans doute là sa force la plus durable.
Ali AL-HUSSIEN - PARIS