Ghita El Khyari Écrire depuis l’intérieur du pouvoir
Ghita El Khyari n’écrit pas depuis la marge. Elle écrit depuis l’intérieur. Depuis cet espace rarement accessible où se prennent les décisions, où les mots sont pesés avant d’être prononcés, où le silence fait partie intégrante du langage. Son entrée en littérature ne relève ni d’un changement de carrière spectaculaire ni d’une reconversion tardive, mais d’un déplacement plus subtil : celui qui consiste à transformer une expérience du réel hautement institutionnelle en matière narrative.
Longtemps, Ghita El Khyari a évolué dans des environnements où la parole engage, où chaque formulation peut infléchir une négociation, retarder un cessez-le-feu ou déplacer une ligne diplomatique. Cette familiarité avec les arènes du pouvoir n’a pourtant pas produit chez elle une écriture de surplomb. Au contraire. Sa littérature se situe précisément là où le pouvoir se fissure : dans l’intime, dans le doute, dans la solitude du choix. Ce qu’elle explore, ce ne sont pas les mécanismes visibles de la politique, mais leurs effets invisibles sur celles et ceux qui les incarnent.
Dans ses textes, les grandes structures organisations internationales, diplomatie multilatérale, action humanitaire ne sont jamais des décors abstraits. Elles forment des cadres contraignants, presque étouffants, au sein desquels des individus tentent de préserver une cohérence intérieure. La tension qu’elle revendique entre les « petites histoires » et les « grandes histoires » n’est pas un principe narratif théorique ; elle constitue le cœur même de son écriture. Chez elle, l’événement politique n’existe qu’à travers ce qu’il impose aux corps, aux consciences, aux relations.
Ce choix place Ghita El Khyari à distance de toute littérature à thèse. Elle ne cherche ni à dénoncer frontalement ni à expliquer le monde. Elle préfère le montrer dans sa complexité morale, dans ses zones grises. Ses personnages ne sont jamais des porte-voix idéologiques. Ils avancent à tâtons, pris dans des dilemmes qui les dépassent, contraints de décider sans disposer de toutes les clés. Cette centralité du dilemme est sans doute l’un des traits les plus marquants de son univers. Décider devient un acte tragique, au sens classique du terme : choisir, c’est toujours renoncer.
Le fait que ses personnages soient souvent des femmes n’est ni revendiqué comme un manifeste ni mis en avant comme une posture militante. Il s’impose presque naturellement, comme une évidence biographique et symbolique. Les femmes qu’elle met en scène ne sont pas héroïsées. Elles sont compétentes, fatiguées, lucides, parfois contradictoires. Elles occupent des positions de responsabilité tout en affrontant des conflits intérieurs que les structures de pouvoir ne reconnaissent pas. Cette approche donne naissance à une écriture du féminin débarrassée de tout effet de discours, où la question du genre se pose à travers l’expérience vécue plutôt que par l’énoncé.
Son rapport à la langue française mérite également une attention particulière. La prose de Ghita El Khyari est maîtrisée, précise, dépourvue d’effets inutiles. Chaque phrase semble porter la trace d’une discipline acquise dans d’autres sphères de l’écriture : rapports, déclarations, notes diplomatiques. Mais cette rigueur ne fige jamais le texte. Elle lui confère au contraire une densité particulière, une tension constante entre retenue et émotion. Ce qui n’est pas dit compte autant que ce qui est formulé. Le non-dit devient un outil narratif à part entière.
Avec La Négociatrice, son premier roman, Ghita El Khyari ne livre pas un récit à clef, ni une transposition directe de son parcours professionnel. Elle propose une fiction qui interroge la notion même de négociation : négocier avec les autres, bien sûr, mais aussi avec soi-même, avec ses valeurs, avec ses limites. La négociation devient une métaphore élargie de l’existence contemporaine, où l’individu est sans cesse sommé de composer avec des forces qui le dépassent.
Son intérêt pour la forme courte, notamment la nouvelle, s’inscrit dans la même logique. La brièveté n’y est jamais synonyme de simplification. Elle permet au contraire de concentrer la tension, de saisir un moment précis où tout peut basculer. Dans ces récits, l’événement majeur est souvent absent ou relégué à l’arrière-plan. Ce qui importe, c’est l’instant où un personnage comprend que sa décision aura des conséquences irréversibles.
Dans le paysage littéraire contemporain, Ghita El Khyari occupe ainsi une place singulière. Elle ne s’inscrit ni dans une littérature strictement engagée ni dans une autofiction confessionnelle. Son œuvre se situe à l’intersection de la politique, de l’éthique et de l’intime, sans jamais sacrifier l’un à l’autre. Elle rappelle que la littérature peut encore être un lieu de complexité, un espace où les contradictions ne sont pas résolues mais habitées.
À travers ses romans et ses nouvelles, Ghita El Khyari propose une vision du monde où la lucidité n’exclut pas la sensibilité, où la responsabilité n’efface pas le doute. Elle écrit pour celles et ceux qui savent que les décisions les plus lourdes se prennent rarement dans le fracas, mais dans le silence, loin des regards, là où la parole engage bien plus que celui qui la prononce.
ALI AL-HUSSIEN - Paris