Hanna Mina, ou la dignité du réel

Hanna Mina, ou la dignité du réel
Hanna Mina — Grand romancier syrien, témoin du XXᵉ siècle arabe, dont l’œuvre réaliste a franchi les langues et les frontières pour inscrire la dignité humaine au cœur du roman.

Il est des écrivains dont l’œuvre ne se laisse pas enfermer dans les catégories confortables de la consécration littéraire. Des écrivains qui n’ont pas écrit pour séduire, ni pour incarner une posture, mais parce que la vie, dans sa dureté même, exigeait d’être racontée. Hanna Mina appartient à cette lignée rare. Figure majeure du roman syrien et arabe, il a fait de la littérature un acte de fidélité au réel, un espace de résistance silencieuse face aux violences sociales, politiques et existentielles de son temps.

Né en 1924 et disparu en 2018, Hanna Mina a traversé le XXe siècle arabe dans ce qu’il a eu de plus âpre : la pauvreté, l’exploitation, l’exil intérieur, l’expérience directe du colonialisme, puis les désillusions des indépendances. Son œuvre ne s’écrit pas à distance de ces bouleversements ; elle en est issue. Chez lui, le roman n’est jamais une abstraction esthétique, mais une épreuve vécue, transposée dans une langue tendue, précise, profondément incarnée.

Écrire depuis le bas, sans folklore ni complaisance

La singularité de Hanna Mina tient d’abord à son point de départ. Il n’écrit pas depuis les centres de pouvoir ni les cercles intellectuels établis, mais depuis les marges sociales : les ports, les quartiers populaires, les corps usés par le travail, les existences menacées par la faim et l’humiliation. La mer, omniprésente dans son œuvre, n’est pas un décor poétique ; elle est une condition. Elle nourrit, elle détruit, elle éprouve les hommes et révèle leur vérité.

Cette origine populaire n’est jamais transformée en folklore. Mina refuse l’exotisation de la misère comme il refuse la tentation du lyrisme facile. Sa prose est directe, parfois rude, toujours tenue par une exigence morale : dire le monde tel qu’il est, sans le maquiller, mais sans jamais renoncer à la dignité humaine.

Le roman comme archive sociale

Hanna Mina a contribué de manière décisive à l’évolution du roman arabe moderne en l’arrachant à une narration centrée sur l’individu héroïque pour l’inscrire dans une dynamique collective et sociale. Ses personnages ne sont pas des figures exceptionnelles ; ils sont des hommes et des femmes ordinaires pris dans des rapports de force qui les dépassent. Le port, l’usine, la rue, le foyer deviennent des lieux politiques au sens le plus profond : des espaces où se joue la survie, la solidarité, la trahison parfois, mais aussi la persistance de l’espoir.

Cette écriture de la réalité sociale fait de son œuvre une véritable archive de la Syrie du XXe siècle. À travers ses romans, se dessinent les lignes de fracture d’une société confrontée au colonialisme français, puis aux promesses non tenues des régimes postcoloniaux. Mina n’écrit pas l’histoire officielle ; il en écrit l’envers, celui des vaincus, des silencieux, des corps exposés.

Une langue de l’expérience, non de l’ornement

Sur le plan stylistique, Hanna Mina se distingue par une langue dépouillée, travaillée par l’oralité et l’expérience concrète. Il n’y a chez lui ni recherche de l’effet rare ni virtuosité gratuite. Chaque phrase semble portée par une nécessité intérieure. Cette économie du langage confère à son écriture une puissance singulière : elle ne cherche pas à impressionner, mais à tenir.

C’est précisément cette qualité qui a permis à son œuvre de franchir les frontières linguistiques et culturelles. Traduit dans de nombreuses langues, Hanna Mina a trouvé des lecteurs bien au-delà du monde arabe. Ses romans ont circulé dans des espaces aussi divers que l’Europe, l’ex-Union soviétique ou l’Asie, attestant de la portée universelle de ses thèmes : la lutte pour la dignité, l’injustice sociale, la résistance de l’humain face à l’adversité.

La traduction comme reconnaissance internationale

La traduction de ses œuvres en langues étrangères, et notamment en français, constitue un moment essentiel de la reconnaissance internationale de Hanna Mina. Elle ne relève pas d’un simple transfert linguistique, mais d’une traduction de l’expérience humaine. Ce qui se joue dans ses romans — la relation au travail, au corps, à la domination, à la solidarité — trouve un écho direct auprès de lecteurs issus d’autres histoires, d’autres géographies.

L’arrivée de ses textes en français a permis de situer Hanna Mina dans une généalogie mondiale de la littérature réaliste, aux côtés d’écrivains qui, chacun à leur manière, ont fait du roman un instrument de dévoilement social. Cette circulation internationale confirme que son œuvre ne se réduit pas à un contexte syrien spécifique : elle parle depuis la Syrie, mais vers le monde.

Un écrivain face à l’Histoire, sans illusion

Hanna Mina n’a jamais cultivé l’illusion d’un écrivain sauveur. Son regard sur l’histoire est lucide, parfois désenchanté, mais jamais cynique. Il sait que la littérature ne renverse pas les régimes et ne supprime pas l’injustice. Mais il sait aussi qu’elle peut empêcher l’effacement. Écrire, pour lui, c’est refuser que les vies ordinaires soient englouties dans le silence.

Cette position explique la cohérence remarquable de son œuvre. Roman après roman, Mina poursuit le même combat : rendre visibles ceux que l’histoire tend à marginaliser. Il n’y a pas de rupture spectaculaire dans son parcours, pas de virage opportuniste. Seulement une fidélité obstinée à une certaine idée de la littérature comme engagement éthique.

Pourquoi relire Hanna Mina aujourd’hui

À l’heure où la Syrie est trop souvent réduite, dans l’espace médiatique international, à une succession d’images de destruction et de violence, relire Hanna Mina apparaît comme un geste nécessaire. Non par nostalgie, mais par exigence. Son œuvre rappelle que les sociétés ne se résument jamais à leurs crises, et que derrière les conflits se trouvent des histoires humaines longues, complexes, irréductibles aux slogans.

Hanna Mina nous oblige à ralentir, à écouter, à comprendre. Il nous rappelle que la modernité littéraire arabe s’est aussi construite dans la confrontation directe avec la réalité sociale, et non uniquement dans l’expérimentation formelle. En ce sens, il demeure une référence incontournable pour penser le roman arabe contemporain, mais aussi pour interroger la fonction même de la littérature.

Une œuvre, une éthique, une mémoire

Plus qu’un grand romancier syrien, Hanna Mina est une conscience littéraire. Son œuvre incarne une éthique de l’écriture fondée sur la vérité, la responsabilité et la solidarité humaine. La reconnaissance internationale de ses livres, leur traduction en plusieurs langues, leur présence durable dans le champ littéraire mondial témoignent de cette force discrète mais persistante.

Écrire un portrait de Hanna Mina aujourd’hui, ce n’est pas seulement rendre hommage à un écrivain majeur. C’est rappeler qu’il existe une littérature qui ne cherche ni la gloire ni la facilité, mais qui s’inscrit dans le temps long, au service de la mémoire et de la dignité humaines.

Rédaction : Bureau de Paris – PO4OR

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