Humbert Balsan, produire le cinéma arabe quand le risque était une position

Humbert Balsan, produire le cinéma arabe quand le risque était une position
Humbert Balsan, producteur français qui a servi le cinéma arabe par l’engagement et le risque.

Humbert Balsan n’a jamais été un producteur au sens administratif du terme. Il ne s’est pas contenté d’assembler des financements, de surveiller des tableaux Excel ou de calibrer des films selon les attentes d’un marché. Il a choisi une autre position, plus rare et plus risquée : celle d’un producteur engagé artistiquement, prêt à perdre pour que certaines œuvres existent. Cette position l’a conduit, presque naturellement, vers le cinéma arabe, à une époque où celui-ci n’offrait ni garanties économiques ni reconnaissance internationale stable.

Issu d’une famille aristocratique et industrielle, formé au commerce, Balsan aurait pu suivre une trajectoire classique dans le monde des affaires ou de la finance culturelle. Il commence pourtant par le jeu d’acteur, apparaissant notamment dans Lancelot du Lac de Robert Bresson en 1973. Cette expérience, souvent mentionnée comme un détour, éclaire en réalité toute sa trajectoire ultérieure : Balsan a compris très tôt que le cinéma ne se pense pas uniquement depuis la production, mais depuis le plateau, le corps, le temps long de la création. Lorsqu’il devient producteur, il le fait avec cette mémoire de l’intérieur, attentif aux rythmes et aux exigences des cinéastes.

Son engagement auprès de Youssef Chahine marque un tournant décisif. En produisant Adieu Bonaparte en 1985, puis L’Émigré, Le Destin, Silence… on tourne et Alexandrie… New York, Balsan ne se contente pas d’accompagner un grand nom du cinéma égyptien. Il accepte d’entrer dans un univers artistique complexe, souvent conflictuel, traversé par l’histoire, la politique et la mémoire. Ces films ne sont pas des produits d’exportation simplifiés. Ils sont longs, denses, parfois polémiques. Les produire revient à assumer une visibilité incertaine et des retours financiers fragiles. Balsan l’accepte sans chercher à lisser les œuvres.

La même logique guide sa collaboration avec Yousry Nasrallah. Mercedes, Garçons et filles, La Ville et surtout La Porte du soleil relèvent d’un cinéma exigeant, narrativement ample, politiquement sensible. La Porte du soleil, adaptation du roman d’Elias Khoury, traverse la Nakba, l’exil palestinien et la guerre civile libanaise sans jamais céder à la simplification. Le film est coûteux, difficile à diffuser, peu conciliable avec les formats dominants. Balsan le sait, mais choisit néanmoins de le porter. Il produit non pas ce que le public attend, mais ce qu’il estime nécessaire.

Cette fidélité au cinéma arabe ne se limite pas à ces deux figures. Balsan est derrière L’Homme voilé de Maroun Baghdadi, Divine Intervention d’Elia Suleiman, Le Grand Voyage d’Ismaël Ferroukhi, ainsi que plusieurs documentaires arabes qui, sans lui, n’auraient probablement jamais vu le jour. Dans chacun de ces projets, son rôle dépasse le financement. Il protège, défend, accompagne, parfois contre les institutions elles-mêmes. Il permet aux cinéastes de travailler à hauteur d’ambition, sans leur demander d’adapter leur regard aux attentes occidentales.

Le cas de Divine Intervention reste emblématique. En 2002, le film d’Elia Suleiman devient le premier à porter officiellement le nom de la Palestine au Festival de Cannes. Il y reçoit le Prix du Jury et le Prix FIPRESCI. L’événement est souvent lu comme une victoire artistique et politique du cinéaste. Il est aussi, plus discrètement, le résultat du pari d’un producteur qui a accepté d’assumer les conséquences d’un film difficile à financer, difficile à classer, mais absolument singulier. Sans cette prise de risque, le film n’aurait sans doute jamais atteint cette visibilité.

Parallèlement à son engagement dans le monde arabe, Balsan travaille avec des cinéastes internationaux majeurs. Il produit Jefferson à Paris et Surviving Picasso de James Ivory, Manderlay de Lars von Trier, L’Homme de Londres de Béla Tarr. Ces films, souvent sélectionnés à Cannes, confirment son goût pour un cinéma d’auteur exigeant, éloigné des standards commerciaux. Cette dimension internationale n’est pas contradictoire avec son soutien au cinéma arabe. Elle lui permet au contraire de créer des circulations, d’inscrire ces films dans des réseaux de festivals et de diffusion qui leur étaient jusque-là peu accessibles.

Mais cette manière de produire a un coût. À la fin de sa vie, Humbert Balsan est épuisé financièrement et moralement. Plusieurs de ses derniers films, parmi les plus ambitieux, ne couvrent pas leurs dépenses. La logique économique finit par rattraper celui qui a constamment refusé de s’y soumettre. En 2005, il met fin à ses jours. Le geste a souvent été interprété comme l’échec d’un producteur trop généreux, trop idéaliste. Cette lecture est réductrice. Elle ignore le fait que Balsan n’a jamais cherché à concilier art et rentabilité, mais à préserver un espace de création menacé par la normalisation.

Le cinéma de Mia Hansen-Løve, dans Le Père de mes enfants, offre une lecture plus juste. Le personnage inspiré de Balsan, rebaptisé Grégoire Canvel, n’est ni un martyr ni un irresponsable. Il est montré comme un homme ayant choisi l’art au prix de la stabilité, conscient des risques, mais incapable de renoncer à ce qu’il considérait comme essentiel. Ce regard restitue à Balsan sa dimension tragique sans la réduire à une simple faillite.

Ce qui rend Humbert Balsan indispensable à l’histoire du cinéma arabe contemporain, ce n’est pas seulement le nombre de films produits, mais la nature de son engagement. Il n’a pas soutenu ce cinéma par curiosité ou par stratégie de diversification. Il l’a servi comme on sert une cause artistique, avec constance, loyauté et une forme d’abnégation. Il a permis à des œuvres arabes de circuler dans les grands festivals sans être édulcorées, sans être réduites à des objets de consommation culturelle.

À l’heure où la production est de plus en plus gouvernée par la rentabilité immédiate, le parcours de Balsan apparaît comme celui d’une figure presque disparue : le producteur comme acteur culturel à part entière, capable de prendre des décisions contre-intuitives, de défendre des films dont il savait qu’ils ne seraient pas rentables, mais qu’ils étaient nécessaires. Son nom reste attaché à une période où le cinéma arabe a trouvé, grâce à lui, un accès réel à l’espace international sans renoncer à sa complexité.

Humbert Balsan n’a pas construit un empire. Il a ouvert des passages. Ces passages continuent d’exister, dans la mémoire des films, dans les carrières qu’il a rendues possibles, dans une certaine idée du cinéma comme espace de liberté. C’est à ce titre, et non par nostalgie, qu’il mérite un portrait doré : comme producteur français qui a choisi de servir le cinéma arabe lorsque ce choix impliquait solitude, pertes et silence.

Bureau de Paris – PO4OR.

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