Kalthoum Sarrai, ou la pédagogie du réel
Hommage à une femme qui a réconcilié la télévision française avec l’art d’éduquer
Kalthoum Sarrai n’a jamais occupé l’espace médiatique comme une célébrité classique. Elle n’en avait ni le goût ni le besoin. Sa notoriété, pourtant immense, s’est construite ailleurs : dans la durée, dans la répétition patiente des gestes justes, dans cette capacité rare à entrer dans l’intimité des familles sans jamais s’y imposer. Connue du grand public sous le nom de Super Nanny, elle a incarné bien plus qu’un rôle télévisuel : une méthode, une éthique, une vision profondément humaine de l’éducation.
Née en Tunisie au sein d’une famille nombreuse, composée de sept garçons et d’une fille, Kalthoum Sarrai grandit dans un environnement où la notion de cadre, de responsabilité et de solidarité n’est pas abstraite. Très jeune, elle connaît des choix de vie imposés, un mariage précoce, la maternité, puis la nécessité de se reconstruire par le travail et la formation. Lorsqu’elle arrive en France en 1979, elle ne porte aucun projet médiatique. Elle vient avec un diplôme professionnel de la petite enfance, une compétence concrète, et une conviction intime : l’éducation n’est ni un luxe ni un discours, mais une pratique quotidienne exigeante.
Pendant des années, elle travaille loin des caméras, au contact direct des enfants et des familles. Cette longue période de terrain façonne son regard : chez elle, rien n’est théorique, rien n’est plaqué. Chaque geste éducatif répond à une situation précise, chaque règle à un déséquilibre identifié. C’est cette crédibilité silencieuse qui, plus tard, fera toute la force de sa présence à l’écran.
En 2005, sa trajectoire bascule lorsqu’elle devient la figure centrale de Super Nanny, diffusé sur M6. Adapté d’un format britannique, le programme aurait pu rester un simple divertissement familial. Il devient, sous son impulsion, un véritable espace pédagogique. Kalthoum Sarrai n’y joue jamais un personnage. Elle observe, analyse, intervient avec une autorité calme, presque austère, mais toujours lisible. Elle ne culpabilise pas les parents, ne sacralise pas les enfants, ne dramatise pas les conflits. Elle réinstalle des repères.
Ce qui frappe alors le public français, c’est cette posture intermédiaire devenue rare : une fermeté sans brutalité, une empathie sans complaisance. Là où d’autres formats misent sur l’émotion ou le spectaculaire, Super Nanny repose sur la répétition, la cohérence, la responsabilisation. Kalthoum Sarrai rappelle inlassablement que l’enfant a besoin de limites pour se construire, et que ces limites sont d’abord un acte d’amour structurant.
Le succès du programme dépasse rapidement les frontières françaises. Il s’impose comme un rendez-vous familial, suivi dans de nombreux pays, y compris au Maghreb. Cette résonance internationale tient sans doute à la dimension universelle de son discours : elle parle moins de méthodes éducatives que de relations humaines, moins de discipline que de sens. Dans un monde médiatique souvent fragmenté, elle devient une figure de confiance.
En 2006, elle publie un premier livre autobiographique dans lequel elle revient, sans pathos, sur un parcours de vie marqué par des épreuves intimes. Ce texte, loin de la confession spectaculaire, éclaire la source de sa rigueur : une expérience vécue de la responsabilité, de la résilience, du devoir envers les enfants. Trois ans plus tard, elle publie un ouvrage consacré à la cuisine, domaine qu’elle considère comme une autre forme de transmission. Nourrir, là encore, n’est pas seulement satisfaire un besoin ; c’est créer un cadre, un rituel, une attention.
La télévision, pour Kalthoum Sarrai, n’a jamais été une fin en soi. Elle s’en est servie comme d’un outil. Jusqu’à la fin, elle refuse toute spectacularisation de sa personne. Même la maladie, contre laquelle elle lutte longtemps avant de s’éteindre à l’âge de 77 ans, reste tenue à distance du récit public. Cette pudeur participe de son héritage.
Après sa disparition, plusieurs chaînes rediffusent les dernières émissions enregistrées, ainsi que des épisodes inédits. Mais l’essentiel n’est pas là. Son legs est plus profond : elle a réhabilité, dans l’espace médiatique français, l’idée que l’éducation est un travail sérieux, exigeant, non négociable. Elle a montré qu’une femme issue de l’immigration pouvait devenir une référence nationale sans renier ni son accent, ni sa trajectoire, ni sa sobriété.
Rendre hommage à Kalthoum Sarrai, aujourd’hui, ce n’est pas céder à la nostalgie. C’est reconnaître ce qu’elle a apporté à une société souvent en quête de repères éducatifs. C’est saluer une femme qui, sans discours militant, a incarné une autorité juste. Une autorité fondée non sur le pouvoir, mais sur la compétence et la constance.
Dans l’histoire récente de la télévision française, peu de figures auront autant marqué sans jamais se mettre en avant. Kalthoum Sarrai appartient à cette lignée rare : celles dont la présence a modifié durablement les pratiques, les regards, et parfois même les vies.
Son portrait relève moins du souvenir que de la transmission.
— Ali Al Hussien, Paris