Layla Sheir La présence discrète d’une actrice en mouvement
L’histoire du cinéma égyptien ne s’écrit pas uniquement à travers les figures centrales, les trajectoires continues ou les carrières spectaculaires. Elle se compose aussi de parcours discontinus, de présences intermittentes, de visages qui apparaissent, disparaissent, puis reviennent chargés d’une autre densité. Layla Sheir appartient à cette catégorie rare. Une actrice dont la trajectoire ne se laisse pas réduire à une chronologie linéaire, mais qui raconte, en creux, une relation singulière entre l’art, le temps et le choix personnel.
Née en 1940, Layla Sheir grandit dans un environnement marqué par l’ouverture culturelle. Sa formation à l’école du Lycée français du Caire n’est pas un simple détail biographique. Elle constitue un socle. Une familiarité précoce avec la langue française, avec une certaine rigueur éducative, mais aussi avec un imaginaire esthétique européen qui jouera un rôle décisif dans ses choix ultérieurs. Avant le cinéma, c’est pourtant un autre univers qui l’accueille : celui de la mode. Elle travaille dans le domaine des défilés et des présentations vestimentaires, développant une relation consciente au corps, à la posture, à la présence visuelle.
Une entrée en cinéma sans tapage
Lorsqu’elle fait ses débuts au cinéma au milieu des années soixante, Layla Sheir n’est pas portée par une stratégie de célébrité. Elle apparaît dans Aïlet Zizi, puis enchaîne rapidement avec plusieurs films qui l’inscrivent dans le paysage cinématographique de la décennie. Le Caire la nuit, Le Mari arrive demain, Le Moineau et l’automne, La Sortie du paradis : autant de titres qui témoignent d’une période de grande vitalité du cinéma égyptien, où les récits oscillent entre comédie sociale, drame psychologique et réflexion sur la modernité.
Dans ces films, Layla Sheir ne cherche pas à imposer une image figée. Elle s’inscrit dans des ensembles, accompagne des récits, compose avec les tonalités de chaque œuvre. Sa présence est mesurée, parfois retenue, mais toujours juste. Elle appartient à cette génération d’actrices pour lesquelles le jeu ne se pense pas comme un affrontement avec la caméra, mais comme une collaboration avec elle.
Les silences comme choix
Puis vient une première interruption. Layla Sheir se retire du cinéma pendant plusieurs années. Ce retrait n’est pas accompagné de déclarations, ni de ruptures spectaculaires. Il s’inscrit dans une logique personnelle, presque intime. Lorsqu’elle revient avec Sexe doux, ce n’est pas sous le signe du retour triomphal, mais comme une réapparition calme, maîtrisée. Peu après, une nouvelle pause s’impose, cette fois pour près de cinq ans.
Ces absences successives sont essentielles pour comprendre son parcours. Elles ne relèvent ni de l’échec ni de la marginalisation. Elles traduisent un rapport non compulsif au métier d’actrice. Layla Sheir ne s’accroche pas à la continuité à tout prix. Elle accepte la discontinuité comme une donnée légitime de la vie artistique.
La rencontre décisive avec Youssef Chahine
La véritable réinscription de Layla Sheir dans l’histoire du cinéma égyptien passe par sa collaboration avec Youssef Chahine. Une histoire égyptienne n’est pas un film comme les autres. Œuvre autobiographique, introspective, fragmentée, elle occupe une place singulière dans la filmographie de Chahine. Y apparaître n’est jamais anodin. C’est être intégré à un dispositif de mémoire, de confession et de mise à nu.
La présence de Layla Sheir dans ce film agit comme un signe. Elle n’est pas convoquée pour incarner un archétype, mais pour participer à une réflexion plus large sur le temps, la trajectoire, la reconstruction de soi. Son jeu s’accorde à l’esthétique du film, à sa fragilité assumée, à sa volonté de brouiller les frontières entre fiction et autobiographie.
Le détour français
Après cette étape, Layla Sheir quitte de nouveau la scène artistique égyptienne pour s’installer en France. Elle y travaille dans le domaine de la mode, renouant avec une pratique qui avait précédé le cinéma. Ce détour n’est pas une parenthèse vide. Il enrichit son regard, affine son rapport à l’esthétique, au rythme, à la discipline professionnelle.
La France n’est pas pour elle un lieu d’exil dramatique, mais un espace de travail, de distance, de recomposition personnelle. Cette expérience nourrit silencieusement son rapport ultérieur au jeu et à la présence scénique.
Le retour mesuré des années quatre-vingt-dix
À la fin des années quatre-vingt, Layla Sheir rentre en Égypte. Elle reprend le cinéma de manière intermittente, fidèle à son rapport non linéaire à la carrière. On la retrouve dans des films tels que Enfer sous l’eau, Enfer 2, L’Évasion, Les Jours de Sadate, Viens, on danse. Ces œuvres, de genres et d’ambitions diverses, témoignent moins d’une recherche de cohérence filmographique que d’une disponibilité ponctuelle au projet juste.
Elle n’est plus alors l’actrice des débuts, ni une figure de premier plan. Elle devient une présence d’expérience, une actrice capable d’habiter un rôle sans le surcharger, d’apporter une profondeur discrète à des personnages parfois secondaires mais essentiels à l’équilibre du récit.
Une figure à reconsidérer
Mariée à Amr El Terguman, Layla Sheir a toujours maintenu une séparation nette entre vie personnelle et exposition médiatique. Cette retenue participe aujourd’hui de son statut singulier. Elle n’a jamais construit de légende autour d’elle-même. Son nom circule moins que d’autres, mais son visage demeure inscrit dans la mémoire de plusieurs générations de spectateurs.
La redécouvrir aujourd’hui, ce n’est pas réparer un oubli. C’est reconnaître qu’il existe dans l’histoire du cinéma égyptien des trajectoires qui échappent aux catégories habituelles. Des trajectoires faites de choix, de retraits, de retours mesurés. Des parcours qui racontent autre chose que la réussite continue. Ils racontent une manière d’être artiste sans s’y dissoudre entièrement.
Une présence d’archive vivante
Layla Sheir n’est pas une actrice à célébrer pour la quantité de ses rôles, mais pour la qualité de sa relation au temps. Son parcours traverse les années soixante, les mutations des décennies suivantes, les allers-retours entre Le Caire et la France, entre cinéma et mode, entre présence et silence. Elle incarne une forme d’élégance rare : celle de ne jamais forcer sa place.
Aujourd’hui, son nom mérite d’être relu comme celui d’une figure d’archive vivante, témoin d’un cinéma en transformation, d’une époque où l’acteur pouvait encore choisir l’effacement sans disparaître. Un portrait à son sujet n’est pas un hommage tardif. C’est un acte de mise en perspective, fidèle à une histoire du cinéma qui accepte enfin la complexité de ses trajectoires.
Rédaction du bureau du Caire