Lucien Bourjeily : le théâtre comme laboratoire du pouvoir, le cinéma comme outil de pensée

Lucien Bourjeily : le théâtre comme laboratoire du pouvoir, le cinéma comme outil de pensée
Lucien Bourjeily, auteur et metteur en scène libanais, développe un théâtre et un cinéma de la tension, où l’intime devient un espace d’analyse du pouvoir et de ses mécanismes invisibles.

Il ne cherche ni l’adhésion immédiate ni le consensus confortable. Le parcours de Lucien Bourjeily s’inscrit dans une zone plus exigeante du champ artistique : celle où l’œuvre ne vise pas à rassurer, mais à déplacer le regard. Depuis ses premières créations, il conçoit le théâtre et le cinéma non comme des espaces de représentation, mais comme des dispositifs d’analyse, capables de mettre à nu les mécanismes invisibles qui structurent les rapports humains, sociaux et politiques.

Né à Beyrouth en 1980, Bourjeily grandit dans un environnement où la sphère intime demeure indissociable des effets durables de la violence, de la censure et des systèmes de domination. Toutefois, son travail ne procède jamais d’un commentaire frontal de l’histoire libanaise ou régionale. Il s’élabore à partir du quotidien, des situations ordinaires, des interactions banales en apparence, qui deviennent peu à peu les révélateurs d’une architecture de pouvoir beaucoup plus large.

Le théâtre : un espace de questionnement, non de démonstration

Sur scène, Bourjeily ne raconte pas des histoires au sens classique du terme. Il met en place des situations. Le récit s’efface au profit d’un dispositif dramatique resserré, où le temps est compressé, l’espace circonscrit, et la parole strictement mesurée. Chaque élément du spectacle répond à une économie rigoureuse : rien n’est décoratif, tout est fonctionnel.

Le théâtre devient alors un lieu de tension permanente entre les corps, les mots et les silences. Les personnages ne sont pas des figures symboliques, encore moins des porte-voix idéologiques. Ils sont des individus pris dans des relations asymétriques, traversés par des désirs contradictoires, confrontés à des règles implicites qu’ils appliquent parfois sans les interroger. Le spectateur n’est jamais guidé vers une lecture unique ; il est invité à observer, à interpréter, à prendre part au processus de construction du sens.

Le pouvoir comme relation quotidienne

L’un des axes centraux du travail de Bourjeily réside dans sa manière d’aborder la notion de pouvoir. Chez lui, le pouvoir ne se limite pas à l’État, à la loi ou à l’institution. Il circule. Il s’exerce dans le couple, dans la famille, dans l’entreprise, dans la langue elle-même. Cette approche relationnelle permet d’éviter toute simplification et confère à ses œuvres une portée universelle.

En refusant de désigner un adversaire unique ou une autorité abstraite, Bourjeily révèle la fragilité même des structures de domination. Le pouvoir apparaît comme un équilibre instable, constamment renégocié, parfois intériorisé, souvent accepté par habitude plus que par contrainte explicite. C’est précisément dans cette zone grise que son théâtre trouve sa force.

Le passage au cinéma : continuité plutôt que rupture

L’entrée de Bourjeily dans le champ cinématographique ne marque aucune rupture esthétique ou conceptuelle. Elle prolonge, par d’autres moyens, un même projet de réflexion. Son long métrage Ghadda el Eid (Le Déjeuner de l’Aïd), distingué dans plusieurs festivals internationaux, en constitue une illustration claire.

Le film ne repose ni sur l’accumulation dramatique ni sur l’effet narratif. Il avance par retenue, par observation, par une attention constante portée aux gestes, aux regards, aux silences. La caméra agit comme la scène théâtrale : elle délimite un espace, resserre les possibles et oblige les personnages à se confronter à leurs propres limites. La tension naît moins de ce qui se passe que de ce qui pourrait se produire.

La censure comme matériau de réflexion

Le rapport de Bourjeily à la censure occupe une place singulière dans son parcours. Loin de la posture héroïque ou de la provocation spectaculaire, il traite la censure comme un élément structurel du contexte dans lequel il crée. Ce qui l’intéresse n’est pas tant l’interdiction elle-même que la logique qui la sous-tend, et la manière dont elle façonne les comportements, les discours et les autocensures.

Cette approche lui permet de transformer la contrainte en outil dramaturgique. La limite devient un point de départ, non un obstacle. Elle oblige à repenser les formes, à déplacer le sens, à travailler dans l’allusion plutôt que dans l’affirmation. Ce positionnement inscrit son travail dans une tradition artistique exigeante, où l’intelligence formelle prévaut sur l’effet immédiat.

Un artiste hors des catégories établies

Écrivain, metteur en scène, cinéaste, chercheur en arts performatifs, Lucien Bourjeily échappe aux classifications simples. Cette pluralité n’est pas une stratégie de visibilité, mais la conséquence directe d’un projet qui interroge avant tout la fonction de l’art. Pour lui, le choix du médium importe moins que la capacité de celui-ci à produire du sens, à ouvrir un espace de réflexion critique, à résister à la simplification.

C’est cette cohérence intellectuelle qui explique la circulation internationale de son travail, aussi bien dans les festivals que dans les institutions culturelles. Ses œuvres trouvent un écho au-delà des contextes nationaux, parce qu’elles abordent des questions fondamentales : l’autorité, la responsabilité, le consentement, la liberté.

Lucien Bourjeily s’impose comme l’une des figures les plus singulières de la création contemporaine arabe. Son œuvre ne cherche ni à séduire ni à convaincre, mais à confronter. Elle ne propose pas de réponses définitives, mais construit des cadres où le doute devient un outil de connaissance. À l’heure où la production culturelle privilégie souvent la lisibilité immédiate, Bourjeily revendique la complexité, la lenteur et l’inconfort comme conditions nécessaires de toute pensée critique.

Rédaction : Bureau de Beyrouth – PO4OR

Read more