Marianne Khoury La mémoire du cinéma comme acte de transmission
La distinction de Marianne Khoury par la Légion d’honneur, plus haute décoration française, ne relève ni d’un geste protocolaire ni d’un hommage de circonstance. Elle consacre un parcours singulier, profondément ancré dans une certaine idée du cinéma, conçu comme un art de la durée, de la transmission et de la responsabilité culturelle. À travers cette reconnaissance, la France ne salue pas seulement une productrice ou une réalisatrice, mais une figure essentielle de la continuité cinématographique entre les générations et les territoires.
Figure centrale du paysage du cinéma indépendant égyptien, Marianne Khoury incarne une relation exigeante et patiente au septième art. Son nom est indissociable de Misr International Films, société fondée par son oncle, le grand cinéaste Youssef Chahine. Pourtant, réduire son rôle à celui d’héritière serait une lecture réductrice. Car son travail ne s’est jamais limité à préserver une œuvre passée, mais à la maintenir vivante, accessible et dialoguante avec le présent.
Assumer la responsabilité d’un tel héritage suppose un équilibre délicat. Il faut protéger sans figer, transmettre sans sacraliser. Marianne Khoury a su tenir cette ligne avec une rare intelligence. À la tête de Misr International Films, elle a œuvré à la restauration, à la diffusion et à la circulation internationale des films de Chahine, tout en ouvrant la structure à de nouvelles voix et à des écritures contemporaines venues d’Égypte et d’ailleurs. Son approche du patrimoine n’est jamais muséale. Elle est active, tournée vers l’avenir.
La relation de Marianne Khoury avec la France s’inscrit dans une histoire longue de coopération cinématographique. Festivals, institutions culturelles, réseaux de coproduction et de diffusion ont accompagné son travail dans une logique de partenariat et non de dépendance. Cette relation repose sur une vision partagée du cinéma d’auteur, fondée sur le respect des écritures singulières, la défense de la liberté artistique et l’attention portée aux récits marginalisés.
Ce dialogue constant avec la France explique en grande partie la portée symbolique de la Légion d’honneur qui lui est remise. Il s’agit d’une reconnaissance pour un engagement durable en faveur d’un cinéma libre, exigeant et souvent fragile, mais essentiel à la vitalité culturelle.
Marianne Khoury est également réalisatrice et autrice. Cette dimension personnelle de son travail éclaire sa conception globale du cinéma. Son film documentaire Let’s Talk, présenté en 2019 à l’International Documentary Film Festival Amsterdam, constitue une œuvre clé pour comprendre son regard. À travers des conversations entre quatre femmes de différentes générations de sa famille, elle explore la mémoire, la parole féminine et la transmission intime comme reflets d’une histoire collective plus large.
Le film repose sur un usage subtil des archives et une mise en scène volontairement sobre. Il évite toute nostalgie facile. La parole y circule librement, sans hiérarchie, dans un espace de confiance et de lucidité. L’intime devient un lieu de réflexion politique, sans jamais se transformer en discours théorique ou militant. Cette retenue confère au film une profondeur rare.
Au-delà de ses films et de son travail de production, Marianne Khoury occupe une place importante comme mentor et accompagnatrice de jeunes cinéastes. Cette dimension de transmission est au cœur de son engagement. Elle croit au temps long, à la maturation des projets, à l’écoute des voix émergentes. Dans un contexte où l’industrie impose souvent des rythmes accélérés et des formats contraints, cette posture apparaît comme une forme de résistance culturelle.
Son autorité ne repose ni sur la visibilité médiatique ni sur le discours. Elle s’exerce dans la constance, la compétence et la fidélité aux œuvres. Elle incarne une figure féminine rare dans un milieu historiquement dominé par des trajectoires masculines, une figure qui impose le respect par le travail et la cohérence.
En honorant Marianne Khoury, la France adresse un message clair. La culture se construit dans la durée par celles et ceux qui protègent, accompagnent et transmettent. Ce geste dépasse la reconnaissance individuelle. Il affirme l’importance de la mémoire vivante et du rôle des passeurs dans la circulation des œuvres et des idées.
À l’heure où les récits se simplifient et où la mémoire culturelle est menacée par l’accélération et l’oubli, le parcours de Marianne Khoury rappelle que le cinéma n’est pas seulement une affaire d’images, mais un acte de responsabilité. Une responsabilité envers le passé, le présent et les générations à venir.
Marianne Khoury incarne ainsi une figure essentielle du cinéma contemporain. Une femme pour qui la transmission n’est pas un devoir abstrait, mais un acte créatif à part entière. La Légion d’honneur ne vient pas clore un parcours. Elle en souligne la cohérence et la portée. À travers elle, c’est une certaine idée du cinéma arabe, ouverte, exigeante et profondément humaine, qui reçoit aujourd’hui une reconnaissance internationale pleinement méritée.
Bureau de Paris – PO4OR