Meryem Benm'Barek Une écriture du réel à hauteur de corps
Au cinéma, certaines œuvres ne se construisent pas autour d’un sujet, mais autour d’une situation. Une situation précise, circonscrite, souvent banale en apparence, qui devient peu à peu le révélateur d’un système plus vaste. Le travail de Meryem Benm'Barek procède de cette logique rigoureuse. Réalisatrice et scénariste franco-marocaine, formée entre la France et la Belgique, elle élabore un cinéma de l’observation et de la retenue, où le récit ne cherche ni à démontrer ni à illustrer, mais à rendre perceptibles les cadres sociaux, juridiques et moraux qui organisent silencieusement les existences.
Née à Rabat en 1984, Meryem Benm’Barek n’aborde pas le cinéma comme un espace de projection symbolique ou de revendication. Son regard se construit d’abord par l’apprentissage de la langue et de l’observation. Ses études à l’INALCO à Paris, consacrées à la langue arabe, ne relèvent pas d’un détour académique : elles fondent une relation au monde attentive aux nuances, aux non-dits, aux écarts entre ce qui est formulé et ce qui est vécu. Cette formation précède son entrée à l’INSAS de Bruxelles, où elle étudie la réalisation et réalise plusieurs courts métrages qui posent déjà les bases de son écriture.
Très tôt, son cinéma se distingue par une économie de moyens assumée et une précision de mise en scène rare. Dans NOR (2013), puis JENNAH (2014), film de fin d’études sélectionné dans de nombreux festivals internationaux et présélectionné pour les Oscars, Benm’Barek explore des situations de contrainte extrême sans jamais céder à l’emphase. Le drame n’est pas surligné ; il affleure. La caméra ne surplombe pas les personnages, elle s’installe à leur niveau, attentive aux gestes, aux silences, aux micro-décisions qui déterminent une trajectoire.
Cette attention au corps comme lieu de tension traverse l’ensemble de son travail. Le corps féminin, en particulier, n’est jamais traité comme une surface symbolique ou un terrain de démonstration idéologique. Il est un espace social, juridique, médical, traversé par des normes, des regards et des injonctions contradictoires. Cette approche atteint une maturité remarquable avec SOFIA (2018), son premier long métrage, soutenu notamment par la Fondation Gan et le Doha Film Institute.
SOFIA ne s’impose pas par une thèse, mais par un dispositif narratif d’une grande sobriété. En suivant, sur un temps resserré, le parcours d’une jeune femme confrontée à une grossesse hors mariage, Benm’Barek évite soigneusement toute lecture binaire. Le film ne distribue ni coupables ni victimes idéales. Il observe les mécanismes sociaux, familiaux et institutionnels qui se mettent en place autour du corps de Sofia, révélant un système où chacun agit dans un cadre contraint, parfois avec violence, parfois avec une forme de banalité administrative glaçante.
La force du film tient précisément à cette absence de surplomb moral. La réalisatrice ne cherche pas à expliquer, encore moins à convaincre. Elle montre comment une situation intime devient un enjeu collectif, comment la loi, la médecine, la famille et l’économie s’articulent autour d’un corps devenu problème. Ce choix d’écriture place SOFIA dans une zone rare du cinéma contemporain : celle où le récit fonctionne comme un outil de compréhension plutôt que comme un manifeste.
Française par nationalité, franco-marocaine par parcours, Meryem Benm’Barek occupe une place singulière dans le paysage cinématographique européen. Elle ne se situe ni à la marge ni dans une posture de représentation. Son cinéma s’inscrit pleinement dans une tradition française et européenne du réalisme exigeant, tout en étant traversé par des réalités sociales qui excèdent les frontières nationales. Cette position intermédiaire, loin d’être un entre-deux fragile, constitue la solidité même de son œuvre.
En parallèle de son travail cinématographique, Benm’Barek développe des projets qui élargissent sa réflexion sur les formes. Sa création sonore How Does It Sound, exposée notamment au Victoria & Albert Museum à Londres et à la Biennale de São Paulo, témoigne d’un intérêt constant pour la perception, l’écoute et la matérialité de l’expérience. Là encore, il ne s’agit pas d’expérimentation formelle gratuite, mais d’une recherche cohérente sur la manière dont le réel se donne à sentir.
Ce qui frappe, dans l’ensemble de son parcours, c’est la constance d’une éthique de mise en scène. Chaque film semble poser la même question, reformulée autrement : comment filmer sans assigner ? comment montrer sans enfermer ? comment rendre visible une violence systémique sans la spectaculariser ? Ces interrogations structurent son cinéma bien plus que toute thématique déclarée.
À l’heure où le cinéma est souvent sommé de prendre position de manière frontale, l’œuvre de Meryem Benm’Barek rappelle la puissance d’un autre geste : celui de l’observation précise, du récit tenu, de la confiance accordée à l’intelligence du spectateur. Son cinéma n’élève pas la voix, mais il laisse une trace durable. Une trace faite de regards, de cadres, de silences, qui continue d’agir bien après la projection.
Dans cette discrétion maîtrisée réside sans doute la force la plus profonde de son travail : un cinéma qui ne cherche pas à s’imposer, mais à demeurer.
Rédaction : Bureau de Paris