Mona Hammoud, reprendre le récit : une voix orientale qui s’impose à Paris

Mona Hammoud, reprendre le récit : une voix orientale qui s’impose à Paris
Mona Hammoud, à l’écran, là où le regard oriental se formule dans la langue française.

À Paris, certains parcours ne s’annoncent pas par le bruit, mais par une constance silencieuse. Ils ne cherchent ni la visibilité immédiate ni l’effet de reconnaissance rapide. Ils s’installent dans la durée, par le travail, la rigueur et une conscience aiguë de ce qui est en jeu. Le chemin de Mona Hammoud s’inscrit dans cette temporalité rare. Journaliste indépendante et réalisatrice de documentaires, elle n’occupe pas une place périphérique dans le paysage culturel français. Elle y construit, patiemment, une position. Une position intellectuelle, narrative et profondément politique au sens noble du terme.

Née au Liban et installée à Paris, Mona Hammoud appartient à cette génération qui a grandi dans l’interruption. Interruption des récits officiels, des continuités historiques, des images imposées. Très tôt, elle comprend que raconter ne consiste pas à illustrer une réalité déjà définie, mais à reprendre la maîtrise du cadre dans lequel cette réalité est perçue. Le journalisme devient alors pour elle un outil d’exigence plus qu’un métier. Non pas informer pour remplir, mais interroger pour déplacer. Non pas commenter l’actualité, mais révéler ce que les récits dominants rendent invisible ou inintelligible.

Son travail se distingue par un refus constant de la simplification. Là où l’Occident attend souvent du monde arabe des images de chaos, de douleur ou d’exotisme, Mona Hammoud oppose une autre méthode. Elle ne nie ni la violence ni les fractures, mais elle refuse d’en faire un spectacle. Son regard ne cherche pas l’empathie facile. Il cherche la compréhension. Une compréhension qui passe par la complexité, par la parole restituée, par le temps long.

Cette approche trouve son expression la plus aboutie dans son film documentaire La Force du Coquelicot. Loin d’un récit plaintif ou victimaire, le film s’inscrit dans une démarche de reconquête symbolique. Le coquelicot n’y est pas un simple motif poétique. Il devient une métaphore de la persistance. De ce qui pousse malgré les ruines, malgré l’écrasement, malgré l’effacement. Le film interroge la mémoire collective, la résilience individuelle, mais surtout la manière dont les peuples sont racontés par d’autres, souvent contre eux-mêmes.

Ce documentaire, primé à plusieurs reprises, marque un tournant. Non parce qu’il apporte une reconnaissance, mais parce qu’il affirme une posture. Mona Hammoud ne filme pas pour être acceptée dans les circuits culturels occidentaux. Elle filme pour imposer un regard qui ne demande pas la permission. Le succès critique du film tient précisément à cette honnêteté radicale. À cette capacité à parler depuis un lieu situé, assumé, sans jamais se replier dans une identité close.

À Paris, cette posture prend une dimension particulière. La capitale française n’est pas seulement un espace de diffusion ou de résidence. Elle est un centre de production symbolique. Un lieu où se fabriquent les récits, où se légitiment les voix, où s’organisent les hiérarchies culturelles. S’y inscrire en tant que femme arabe, journaliste indépendante et cinéaste engagée, suppose une lucidité constante. Mona Hammoud connaît ces mécanismes. Elle en déjoue les pièges sans les dénoncer frontalement. Elle préfère l’endurance à la confrontation stérile, la construction à l’indignation performative.

Son discours public, lorsqu’elle intervient dans des médias ou lors de débats, témoigne de cette maturité. Elle ne parle jamais au nom d’une communauté abstraite. Elle parle depuis une expérience. Depuis un savoir construit, nourri par le terrain, par l’écoute, par l’analyse. Lorsqu’elle évoque la nécessité de reprendre le contrôle de nos récits face à un narratif occidental déshumanisant, elle ne formule pas un slogan. Elle décrit un processus. Un travail patient de réappropriation de la parole et de l’image.

Ce qui distingue Mona Hammoud de nombreuses figures médiatiques engagées, c’est précisément son refus de l’héroïsation. Elle ne se met jamais en scène comme une résistante isolée ou une voix exceptionnelle. Elle inscrit son travail dans une continuité collective. Celle des journalistes indépendants, des cinéastes du réel, des intellectuels du terrain qui considèrent que raconter est un acte de responsabilité. Cette éthique transparaît dans chacun de ses projets, dans la manière dont elle choisit ses sujets, dont elle cadre ses images, dont elle laisse la parole circuler.

Son rapport à la langue est également central. Travaillant en français, en arabe et en anglais, elle maîtrise les glissements de sens, les pertes et les trahisons que toute traduction implique. Cette conscience linguistique nourrit son travail documentaire. Elle sait que le langage n’est jamais neutre. Qu’il porte des rapports de pouvoir. Qu’il peut humaniser autant qu’il peut réduire. En choisissant le français comme langue de diffusion majeure, elle ne se soumet pas à un centre. Elle investit un espace. Elle y inscrit une parole orientale qui ne se justifie pas, qui s’énonce.

Dans le paysage culturel parisien, Mona Hammoud n’est pas une figure mondaine. Elle n’appartient pas à la circulation rapide des images et des événements. Sa présence est plus discrète, mais plus profonde. Elle se manifeste dans les lieux de réflexion, dans les plateformes qui accordent du temps au débat, dans les espaces où l’on accepte la complexité. Cette position, moins spectaculaire, est aussi plus durable. Elle lui permet de construire une légitimité qui ne dépend pas des tendances, mais de la cohérence de son parcours.

Penser Mona Hammoud comme une icône serait une erreur si l’on entend par là une image figée ou instrumentalisée. En revanche, elle incarne pleinement une figure contemporaine de l’intellectuelle du réel. Une femme qui articule le journalisme et le cinéma, l’engagement et la rigueur, l’intime et le politique. Une figure capable de représenter une autre manière d’être orientale à Paris. Non pas dans la revendication identitaire, mais dans la production de sens.

À l’heure où les récits se fragmentent, où l’information se consomme à grande vitesse, le travail de Mona Hammoud rappelle l’importance du temps long. Du regard construit. De la responsabilité narrative. Elle ne cherche pas à convaincre. Elle cherche à faire voir autrement. Et c’est précisément cette ambition, à la fois modeste et exigeante, qui fait d’elle une voix essentielle du paysage culturel contemporain.

Soutenir Mona Hammoud, ce n’est pas soutenir une cause abstraite. C’est reconnaître la valeur d’un travail qui refuse la facilité. C’est affirmer qu’il existe, à Paris, un espace pour des voix orientales qui ne se plient ni aux attentes folkloriques ni aux cadres compassionnels. Des voix qui participent pleinement à la construction du récit commun, avec leurs outils, leur histoire et leur lucidité.

Dans ce sens, Mona Hammoud n’est pas seulement une journaliste ou une réalisatrice. Elle est une productrice de sens. Une actrice du récit contemporain. Et à ce titre, sa place dans le paysage parisien ne relève pas de la tolérance ou de l’ouverture. Elle relève de l’évidence.

Bureau de Paris – PO4OR

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