Nabil Al-Azann La scène comme lieu de pensée et de transmission
Certaines figures du théâtre traversent leur époque sans chercher à la dominer par le bruit ou la visibilité. Leur influence s’exerce ailleurs, plus profondément, dans la durée, la méthode, et la rigueur intellectuelle qu’elles imposent à l’acte artistique. Nabil Al-Azann appartient à cette lignée rare. Artiste majeur, dramaturge, metteur en scène, intellectuel du plateau, il demeure l’un des grands artisans de l’ouverture du théâtre libanais à l’espace universel, sans jamais le dissoudre dans une esthétique déracinée ou décorative.
Français par nationalité, libanais par origine et par mémoire, Al-Azann a construit une œuvre profondément marquée par la circulation entre les langues, les récits et les territoires. Son théâtre n’a jamais relevé de l’illustration culturelle. Il s’est affirmé comme un espace critique, un lieu de confrontation entre l’histoire, le texte et le corps, où la scène devient un outil de pensée autant qu’un espace de représentation.
Une conception exigeante du théâtre
Chez Nabil Al-Azann, le théâtre est d’abord une discipline. Une discipline de l’esprit, du regard et de l’écriture scénique. Il se méfie des effets faciles, du spectaculaire gratuit et des émotions surjouées. Sa mise en scène privilégie la sobriété, la précision, la tension interne du texte. Chaque geste, chaque silence, chaque déplacement participe d’une construction rigoureuse où rien n’est laissé au hasard.
Cette exigence formelle s’accompagne d’une ambition intellectuelle claire : faire du théâtre un lieu de questionnement, non de consolation. Le spectateur n’est jamais pris par la main. Il est convoqué comme interlocuteur, parfois même comme témoin inconfortable. Le théâtre d’Al-Azann ne cherche pas l’adhésion immédiate ; il sollicite la réflexion, le doute, la relecture.
Un théâtre arabe inscrit dans l’universel
Très tôt, Al-Azann refuse l’enfermement du théâtre arabe dans une lecture strictement identitaire ou folklorique. Pour lui, la singularité culturelle ne vaut que si elle dialogue avec l’universel. Cette position, exigeante et parfois incomprise, structure toute sa démarche artistique.
En dialogue avec les grandes traditions européennes — Brecht, Artaud, Beckett — mais aussi avec les tragédies antiques et les écritures modernes, il inscrit les textes issus du monde arabe dans une dramaturgie contemporaine, débarrassée de l’exotisme et de la simplification. Le Liban, chez lui, n’est jamais un décor. Il est un champ de tensions, de fractures, de mémoires contradictoires, traité avec une distance critique et une profonde lucidité.
L’exil comme position intellectuelle
L’exil, chez Nabil Al-Azann, n’est ni un thème décoratif ni un récit plaintif. Il constitue une position intellectuelle. Être entre deux langues, entre deux espaces culturels, lui permet de maintenir une vigilance constante face aux évidences et aux dogmes. Cette position « entre-deux » nourrit une œuvre attentive aux zones de frottement, aux récits fragmentés, aux identités mouvantes.
Son théâtre travaille la mémoire sans la sacraliser. Il interroge l’histoire sans la figer. La guerre, la perte, la violence politique traversent ses œuvres, mais toujours avec retenue, sans pathos ni simplification. Ce refus du spectaculaire de la douleur confère à son travail une dignité rare.
Le rôle fondamental du passeur
Au-delà de ses propres créations, Nabil Al-Azann a joué un rôle essentiel de passeur culturel. Installé entre la France et le Liban, il a contribué à faire connaître des écritures arabes contemporaines sur les scènes européennes, tout en transmettant aux artistes du monde arabe une exigence dramaturgique héritée des grandes traditions théâtrales occidentales.
Son influence est autant pédagogique qu’artistique. Il forme, accompagne, conseille, exige. De nombreux acteurs, metteurs en scène et auteurs reconnaissent en lui un repère intellectuel, une figure de référence, parfois exigeante jusqu’à l’austérité, mais toujours animée par une fidélité absolue au théâtre comme art majeur.
Une éthique de l’artiste
Parler de Nabil Al-Azann, c’est évoquer une éthique. Fidélité au texte, qu’il considère comme une matière vivante et non comme un prétexte. Fidélité aux acteurs, qu’il traite comme des partenaires de pensée et non comme de simples exécutants. Fidélité au public, envisagé comme une intelligence collective capable de complexité et de nuance.
Cette éthique explique en grande partie la portée durable de son héritage. Al-Azann n’a jamais cherché la reconnaissance immédiate ni la séduction facile. Il a préféré inscrire son travail dans le temps long, convaincu que le théâtre véritable agit en profondeur, souvent silencieusement.
Un héritage vivant
La disparition de Nabil Al-Azann laisse un vide réel dans le paysage théâtral libanais et international. Mais son œuvre continue d’agir, à travers les pratiques qu’il a influencées, les artistes qu’il a formés, et les textes qu’il a portés avec rigueur et intelligence.
Son legs ne se résume pas à un répertoire. Il réside dans une méthode, une exigence, une manière d’envisager la scène comme un lieu de responsabilité intellectuelle et morale. À une époque dominée par la vitesse, la visibilité et l’émotion immédiate, son théâtre rappelle la nécessité de la lenteur, de la profondeur et du doute.
Une fidélité à l’essentiel
Rendre hommage à Nabil Al-Azann aujourd’hui, ce n’est pas seulement saluer un parcours. C’est réaffirmer une certaine idée du théâtre : un art de la pensée, de la transmission et de la mémoire critique. Un art qui refuse la facilité et revendique la complexité.
Nabil Al-Azann demeure ainsi l’une de ces figures essentielles dont l’influence dépasse leur présence. Un homme de théâtre au sens plein. Un passeur entre les cultures. Un intellectuel de la scène. Et une conscience artistique dont l’écho continue d’éclairer le théâtre libanais et international.
Rédaction : Bureau de Paris