Quand Tunis rencontre Paris : l’ascension fulgurante de Kaouther Ben Hania
Bureau de Paris – PO4OR
Certaines carrières ne se contentent pas de suivre un chemin. Elles tracent leur propre voie. Elles fusionnent les cultures, défient les frontières et imposent une vision qui semble à la fois profondément personnelle et universellement nécessaire. Kaouther Ben Hania appartient à cette catégorie de créateurs rares, ceux dont l’œuvre modifie la manière dont un continent entier regarde le cinéma. En quelques films seulement, elle est devenue l’une des voix les plus fortes de la scène arabe et l’une des réalisatrices les plus respectées dans les cercles internationaux, notamment à Paris, où sa démarche esthétique et politique trouve un écho particulier.
Née à Sidi Bouzid, au centre de la Tunisie, elle grandit dans un contexte où les histoires s’attrapent dans la rue, dans les voix des femmes, dans les gestes du quotidien. Mais très vite, elle comprend que ces histoires doivent être racontées dans une langue capable de toucher au-delà des frontières nationales. Le cinéma devient alors, pour elle, un espace de liberté, un territoire où elle peut transformer le réel en œuvre et la douleur en art. Son talent la porte naturellement vers les écoles les plus prestigieuses, et c’est ainsi qu’elle rejoint Paris pour poursuivre des études à La Fémis et à l’Université Sorbonne Nouvelle. Ces années seront déterminantes. Elles lui offrent des outils, une rigueur et un réseau, mais surtout un regard international sur la création cinématographique.
Si Paris devient pour elle une ville d’apprentissage, elle devient aussi un lieu de reconnaissance. Ben Hania y trouve un public capable de comprendre ses audaces, ses hybridations et sa manière très singulière de mélanger documentaire et fiction. Sa manière de filmer n’imite pas le cinéma européen ; elle le dialogue, l’interroge, le bouscule parfois. Et c’est précisément cette liberté qui séduit la critique française. Dès ses premiers films, on remarque son goût pour les récits où les femmes occupent le centre, où les injustices deviennent des forces dramatiques et où la mise en scène sait rester à distance pour mieux laisser parler le réel.
Sa percée internationale vient avec Challat of Tunis en 2014, un faux documentaire qui dissèque les tabous, les non-dits et les contradictions d’une société tunisienne en pleine mutation. Le film voyage, plaît, dérange, fait réagir. Ben Hania comprend alors qu’elle a trouvé sa voie : raconter les fractures du monde arabe en utilisant des formes cinématographiques nouvelles. Paris, encore une fois, accueille le film avec la curiosité et le sérieux qu’il mérite.
Mais c’est avec Beauty and the Dogs, présenté à Cannes en 2017, que la réalisatrice s’impose définitivement sur la scène mondiale. Le film raconte l’histoire vraie d’une jeune femme victime de violences institutionnelles en Tunisie. Tourné presque entièrement en plans-séquences, il nécessite une maîtrise technique exceptionnelle et une intensité dramatique rare. L’accueil à Cannes est fort, et la presse française voit dans Ben Hania une cinéaste capable de raconter le réel avec une puissance formelle qui rappelle les grandes signatures du cinéma contemporain. Une femme arabe qui parle au monde en assumant pleinement sa culture, mais avec une grammaire cinématographique universelle.
Cette reconnaissance est amplifiée par le succès monumental de The Man Who Sold His Skin en 2020. Inspiré d’une histoire vraie et tourné entre l’Europe et le Moyen-Orient, le film met en scène un réfugié syrien qui accepte de devenir une œuvre d’art vivante pour obtenir un visa. La critique est unanime : le film est audacieux, profond, brillamment construit. Il est sélectionné aux Oscars dans la catégorie « Meilleur film international », une première dans l’histoire du cinéma tunisien. Paris, encore une fois, est un relais essentiel de cette légitimation : projections, débats, analyses critiques, le film devient un objet d’étude dans les écoles de cinéma françaises.
Avec Four Daughters en 2023, Ben Hania franchit un nouveau cap. Ce documentaire hybride – qui mélange images d’archives, reconstitutions et narration intime – explore la disparition de deux adolescentes tunisiennes embrigadées par des réseaux extrémistes. Le film est salué pour son intelligence émotionnelle et son inventivité formelle. À Paris, il fait sensation. La presse française y voit l’un des films les plus importants de ces dernières années, un film qui n’a pas peur d’entrer dans les zones sombres de l’âme humaine tout en proposant un dispositif cinématographique entièrement nouveau. Le film remporte le César du meilleur documentaire, confirmant une fois de plus la place de Ben Hania parmi les grands noms du cinéma contemporain.
Puis vient The Voice of Hind Rajab en 2025, présenté à la Mostra de Venise et suscitant un émouvant standing ovation de plus de vingt minutes. Ici encore, la réalisatrice trouve un sujet brûlant, un cri venu du réel, et elle le transforme en œuvre d’une rare puissance. Paris suit de près ce film, fascinée par la capacité de Ben Hania à donner une voix aux plus vulnérables, à faire du cinéma un acte de mémoire, de résistance et d’humanité.
Ce qui impressionne chez Kaouther Ben Hania, au-delà de l’audace de ses sujets, c’est la cohérence de sa démarche. Elle ne filme jamais pour choquer, mais pour comprendre ; jamais pour dénoncer, mais pour éclairer. Son style oscille entre la précision documentaire et la liberté fictionnelle. Elle ne craint pas de mélanger les genres, d’expérimenter, de prendre des risques formels. Paris, capitale mondiale du cinéma d’auteur, trouve en elle une voix qui parle un langage familier, tout en apportant une richesse nouvelle venue du Sud méditerranéen.
En quelques années, la réalisatrice tunisienne est devenue un pont entre deux mondes : celui de la Tunisie, avec ses luttes, ses espoirs, ses tensions, et celui de Paris, avec son histoire cinématographique, sa tradition critique et sa sensibilité artistique. Elle circule entre ces deux univers avec une aisance remarquable. Pour les jeunes cinéastes arabes, elle représente aujourd’hui un modèle : celui d’une femme qui n’a rien cédé, ni sur sa vision, ni sur son identité, et qui pourtant s’est imposée dans les plus grands festivals du monde.
Kaouther Ben Hania n’est pas seulement une réalisatrice talentueuse. Elle est une pensée, une esthétique, une manière de regarder les êtres humains avec lucidité et compassion. Son cinéma est politique sans être militant, poétique sans être abstrait, ancré dans le réel tout en étant porté par une ambition formelle rare. À Paris comme à Tunis, son œuvre continue d’inspirer, de déranger, de bouleverser.
Et si Paris demeure pour elle une ville essentielle, ce n’est pas seulement parce qu’elle y a étudié ou parce que ses films y sont célébrés. C’est parce qu’elle y a trouvé une scène capable d’accueillir les complexités du monde arabe, et de les entendre. Une ville où son cinéma peut exister pleinement, dans toute sa force et sa fragilité.
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