Rabiaa Tlili ,La rigueur comme territoire
Rien, dans la présence de Rabiaa Tlili, ne cherche l’effet immédiat ni l’énoncé programmatique. Son travail se déploie à partir d’un engagement concret avec la scène, la langue et la contrainte. Avant toute visibilité, il y a chez elle une décision nette : accepter les règles d’un espace artistique pour mieux en éprouver les limites. Ce choix, rarement spectaculaire, structure l’ensemble de son parcours et en dessine la cohérence. Ici, l’expérience ne se raconte pas. Elle se construit, geste après geste, dans l’exigence du plateau.
Formée d’abord en Tunisie, puis à Paris, Rabiaa Tlili n’a pas abordé la scène française comme un lieu d’accueil symbolique, mais comme un champ professionnel structuré, codifié, parfois brutal dans ses exigences. Son arrivée dans le paysage culturel parisien ne s’est pas faite par effraction ni par exotisation. Elle s’est opérée par l’apprentissage, la discipline et une inscription progressive dans les réseaux du théâtre contemporain. Le passage par l’université, puis par les plateaux, a forgé chez elle une conscience aiguë des hiérarchies esthétiques et des attentes implicites qui gouvernent le théâtre français.
Son rapport à la langue est central. Le français n’est pas ici une langue de traduction ni un outil d’intégration affichée. Il devient une matière de travail, un espace de précision où chaque inflexion engage le corps tout entier. Sur scène, Rabiaa Tlili ne cherche pas à lisser les aspérités de l’accent ni à neutraliser les traces d’un parcours pluriel. Elle les intègre à une économie du jeu rigoureuse, où la présence physique précède toujours le discours. Le texte, chez elle, n’est jamais un refuge. Il est une contrainte assumée, parfois même un obstacle volontairement maintenu.
C’est sans doute au théâtre que son positionnement apparaît avec le plus de netteté. Loin des rôles assignés ou des figures de représentation attendues, elle investit des dispositifs scéniques qui sollicitent l’endurance, la répétition, la tension. Son travail interroge la place du corps féminin dans l’espace public de la scène, non comme sujet revendicatif, mais comme donnée concrète de mise en jeu. Le plateau devient un lieu d’épreuve, où se négocient la visibilité, la parole et le silence.
La mise en scène, lorsqu’elle s’impose à elle, ne relève pas d’un désir de contrôle, mais d’une nécessité structurelle. Diriger, pour Rabiaa Tlili, consiste à organiser des forces, à composer avec des présences, à construire un rythme. Elle ne cherche pas à imposer une signature reconnaissable, encore moins une esthétique identitaire. Ce qui l’intéresse, c’est la cohérence interne d’un dispositif, la justesse d’une tension, la capacité d’un spectacle à tenir dans la durée sans se dissoudre dans l’effet.
Ses incursions dans le cinéma prolongent cette démarche sans la dénaturer. Là encore, elle ne se place pas dans une logique de visibilité immédiate. Les rôles qu’elle accepte, les projets auxquels elle participe, témoignent d’un rapport mesuré à l’image. Le cinéma est pour elle un autre espace de contrainte, où le cadre, le montage et le temps imposent une économie différente du jeu. Elle y transpose la même rigueur, la même attention aux détails, la même retenue expressive.
Ce qui distingue Rabiaa Tlili dans le paysage culturel français, ce n’est pas l’addition de ses appartenances, mais sa capacité à ne pas les brandir. Son parcours ne se lit pas comme une success story de la diversité ni comme un récit de reconnaissance. Il s’apparente davantage à une trajectoire professionnelle assumée, construite dans l’ombre relative des institutions, au contact direct des exigences du métier. Elle ne demande pas à être située. Elle se situe par son travail.
Dans un contexte où les récits d’origine tendent souvent à précéder les œuvres, Rabiaa Tlili inverse l’ordre. Elle laisse le plateau parler. Elle laisse la scène produire son propre discours. Cette discrétion n’est pas un effacement. C’est une stratégie. Une manière de rappeler que l’art, lorsqu’il se confronte réellement à un système culturel, ne s’impose ni par le symbole ni par le slogan, mais par la constance et la justesse.
À Paris, elle n’incarne ni une figure de passage ni une promesse de renouvellement exotique. Elle occupe une place. Une place construite, tenue, défendue par le travail. Et c’est précisément cette position, sobre et ferme, qui fait de Rabiaa Tlili un sujet de portrait légitime pour une revue attentive aux circulations réelles entre les mondes culturels, loin des récits convenus et des assignations rapides.
Rabiaa Tlili n’est pas une artiste à expliquer. Elle est une artiste à lire, à regarder, à éprouver. Dans le temps long. Dans la durée d’un geste qui refuse la facilité et privilégie l’exigence.
Bureau de Paris – PO4OR.