Richard II mis en scène par Ariane Mnouchkine
Rédaction : Bureau de Paris – PO4OR
Parmi les expériences les plus marquantes ayant réinventé le rapport entre le texte classique et les esthétiques contemporaines, la mise en scène de Richard II par Ariane Mnouchkine occupe une place singulière. La fondatrice du Théâtre du Soleil n’a jamais abordé Shakespeare comme un monument figé, mais comme une matière vivante, capable de traverser des cultures, d’absorber des imaginaires lointains et de retrouver une respiration nouvelle lorsqu’elle dialogue avec l’Orient.
Avec ce spectacle, Mnouchkine ne se contente pas d’interroger la mécanique du pouvoir et la chute du roi Richard. Elle interroge également ce que peut être le théâtre aujourd’hui, en faisant de la scène un carrefour de formes venues d’ailleurs, notamment du théâtre japonais ancien, dont elle emprunte le rythme, la codification et la dimension sacrée.
L’Orient comme horizon esthétique et révélateur du regard
Dès l’entrée dans la salle, le spectateur comprend qu’il va assister à une expérience singulière. Le plateau apparaît presque nu, réduit à l’essentiel : un plancher de bois sombre, quelques tentures légères, des masques suspendus qui rappellent les traditions du théâtre nô, et un jeu d’ombres qui donne l’impression d’un espace mouvant, comme traversé par des présences invisibles.
Cette simplicité n’a rien d’un dépouillement réaliste. Elle relève d’une logique propre aux arts scéniques de l’Orient, selon laquelle le vide est porteur de sens. Le plateau devient une surface ouverte où l’imaginaire du spectateur complète les signes, où chaque élément matériel sert d’amorce à un univers symbolique beaucoup plus vaste.
Mnouchkine reprend ici un principe essentiel du théâtre nô : la scène ne doit pas imposer une vision, mais offrir un espace de projection intérieure. Ce choix modifie profondément le rapport du public au texte. Au lieu d’être happé par une reconstitution historique ou un décor spectaculaire, il est invité à contempler, à écouter, à entrer dans un rythme qui s’apparente davantage à la méditation qu’au drame shakespearien traditionnel.
La musique comme souffle dramatique
Une énergie rituelle importée de l’Extrême-Orient**
Dans cette mise en scène, la musique joue un rôle déterminant. Elle n’est ni un simple accompagnement ni un ornement. Elle constitue l’ossature émotionnelle du spectacle, un battement profond qui structure les tensions, les silences et les élans du drame.
Mnouchkine fait appel à des instruments venus de différentes traditions d’Asie :
– de grands tambours japonais, dont les frappes sourdes scandent les moments de rupture,
– des flûtes au timbre fragile, proches de la shakuhachi, qui installent une atmosphère de clairvoyance et de fragilité,
– des cordes proches du koto ou du shamisen,
– et des instruments aux sonorités presque mythiques, qui semblent surgir d’un monde archaïque.
Ces sons créent un paysage auditif où coexistent violence et douceur, fracas et suspension. Lorsque la tension politique de la pièce atteint son paroxysme, les percussions grondent comme un avertissement. Lorsque Richard se replie sur lui-même et doute de sa légitimité, les flûtes murmurent comme une voix intérieure.
La musique orientale devient ainsi le lien entre la poésie élisabéthaine et la spiritualité venue de l’Extrême-Orient, un lien que Mnouchkine exploite avec une finesse rare.
Le corps de l’acteur : un rituel, non une simple performance
L’un des aspects les plus remarquables de ce Richard II est le travail corporel. Mnouchkine reprend un principe fondamental du théâtre japonais : le corps n’est pas un instrument au service de l’illusion, mais un vecteur de sens, un signe codé, un geste rituel.
Les déplacements sont mesurés, les postures dessinées avec une précision millimétrée. Rien n’est laissé au hasard. Chaque mouvement s’inscrit dans une chorégraphie invisible où l’acteur devient la traduction vivante d’un état politique, psychologique ou moral.
Ainsi, la chute de Richard n’est pas seulement un effondrement dramatique. Elle est interprétée comme une transformation intérieure, un processus presque initiatique, où le roi perd ses attributs de pouvoir pour se découvrir homme parmi les hommes. La retenue gestuelle, héritée du théâtre d’Asie, accentue cette dimension introspective et donne au personnage une profondeur inhabituelle dans les mises en scène européennes.
La scénographie comme miroir de l’âme du texte
La scénographie de Mnouchkine s’éloigne résolument des grands décors spectaculaires. Elle préfère une esthétique fondée sur la métaphore, où chaque élément est porteur de plusieurs niveaux de lecture.
– Le plancher de bois devient successivement une salle du trône, un champ de bataille, un rivage ou un espace intérieur.
– Les masques rappellent que le pouvoir est un rôle et que la figure royale n’est qu’une façade prête à se fissurer.
– Les lumières, tamisées et chaudes, oscillent entre l’or et le vermillon, comme un écho à la peinture japonaise traditionnelle.
Cette approche scénographique permet à la pièce de s’élever au-delà de son contexte historique. Elle ne raconte plus seulement la crise d’un royaume, mais l'histoire d’un être qui affronte la vérité de sa propre vulnérabilité.
Une relecture politique et spirituelle du pouvoir
Sur le plan dramaturgique, Mnouchkine propose une interprétation profondément renouvelée du thème du pouvoir. Elle montre un Richard qui vacille non seulement à cause des intrigues de ses adversaires, mais surtout parce qu’il découvre que la souveraineté n’est pas un droit divin, mais une illusion fragile.
Ce questionnement rejoint des conceptions orientales où la domination n’est jamais envisagée comme une finalité, mais comme une épreuve. Le renoncement de Richard à sa couronne, scène emblématique du spectacle, prend alors un sens particulier. Il ne marque pas uniquement une défaite politique. Il devient un rite de dépouillement, un abandon volontaire de l’ego et des illusions de grandeur.
Cette lecture confère à la tragédie shakespearienne une dimension spirituelle rarement explorée, une dimension où la chute mène non pas au néant, mais à une forme d’éveil intérieur.
Un pont scénique entre Shakespeare et l’Orient
Ce qui distingue vraiment le Richard II d’Ariane Mnouchkine, c’est la manière dont il assume pleinement le dialogue entre les continents. Loin de toute appropriation folklorique, Mnouchkine intègre les formes orientales de manière organique, en respectant leur essence rituelle et en les plaçant au service du texte shakespearien.
Ce spectacle devient ainsi un espace de rencontre où la poésie anglaise et les traditions scéniques asiatiques cohabitent, se complètent et se révèlent mutuellement. Le résultat est un théâtre à la fois épuré et flamboyant, minimaliste et chargé de symboles, profondément français dans sa liberté et profondément oriental dans sa structure.
Avec Richard II, Ariane Mnouchkine n’a pas seulement revisité une pièce majeure du répertoire européen. Elle a rappelé que le théâtre est un art du croisement, de la circulation, du dialogue entre les cultures. En empruntant les codes du théâtre japonais ancien, elle offre une manière nouvelle de voir Shakespeare, plus méditative, plus rituelle, plus universelle.
Ce spectacle demeure l’une des démonstrations les plus éloquentes de la capacité du Théâtre du Soleil à faire du plateau un territoire où les mondes se rencontrent et se transforment. Une œuvre qui ne se contente pas d’être vue, mais qui s’inscrit durablement dans la mémoire, et qui rappelle que le théâtre, lorsqu’il ose franchir les frontières, retrouve sa vocation première : révéler l’humanité dans toute sa complexité.