Saadi Younes Bahri : porter le théâtre là où le regard s’arrête
Le théâtre de Saadi Younes Bahri ne commence pas sur une scène et ne s’achève pas sous les applaudissements. Il surgit là où on ne l’attend pas : dans la rue, dans les écoles, dans les prisons, dans les espaces délaissés par la cartographie culturelle officielle. Depuis plus de six décennies, cet artiste irakien installé à Paris n’a cessé de déplacer l’art vers celles et ceux que la société tient à distance du regard, convaincu que la scène n’est pas un lieu, mais un acte.
Son parcours ne se laisse pas enfermer dans une biographie linéaire. Il s’est construit par déplacements, par ruptures assumées et par une fidélité constante à une idée simple et exigeante : le théâtre n’a de sens que s’il reste accessible, vivant et profondément humain. Saadi Younes Bahri n’a jamais cherché la centralité médiatique. Il a préféré la constance du geste, la rigueur du travail et l’adresse directe à des publics que l’institution culturelle ignore souvent.
Né sur les rives du Tigre, à l’aube d’un matin bagdadi, il grandit dans un environnement où la parole, la voix et le récit occupent une place centrale. Très jeune, il entre en contact avec le théâtre, la radio et les premières formes de création populaire. Cette immersion précoce forge chez lui une relation organique à la scène, perçue non comme un espace sacralisé, mais comme un prolongement naturel de la vie sociale.
Par pragmatisme, il étudie le droit, tout en poursuivant une activité artistique intense. Cette double formation nourrit un regard critique singulier : le droit lui apporte la conscience des structures, le théâtre lui offre l’espace de la transgression. Très vite, il comprend que l’art ne peut se limiter à la reproduction de modèles établis. Il lui faut inventer ses propres formes.
Paris entre alors dans sa trajectoire comme un espace de formation décisif. Il y étudie le cinéma, suit l’enseignement du grand ethnologue et cinéaste Jean Rouch, découvre une approche du réel fondée sur l’observation, l’écoute et la présence. Il y poursuit également une réflexion théorique approfondie qui le conduit à obtenir un doctorat en littérature théâtrale française. Paris ne l’absorbe pas : elle affine son langage et élargit son horizon.
De retour à Bagdad, Saadi Younes Bahri opère un choix radical. Plutôt que de s’inscrire dans les circuits institutionnels classiques, il décide de porter le théâtre hors de ses murs. Naît alors une expérience pionnière : le théâtre de rue et le théâtre itinérant. Places publiques, cafés, quartiers populaires, prisons deviennent des espaces scéniques. Le décor est réduit à l’essentiel, le corps de l’acteur devient le principal vecteur de sens, et le public n’est plus captif mais pleinement engagé.
Cette approche exige une maîtrise absolue de la technique théâtrale. Le comédien doit être capable de porter seul le récit, d’incarner plusieurs personnages, de moduler la voix, le rythme, le silence. Saadi Younes Bahri développe très tôt des formes de monodrame qui précèdent leur reconnaissance dans le monde arabe. Son interprétation de l’épopée de Gilgamesh marque durablement les esprits : le mythe mésopotamien devient une matière vivante, transmise à des publics de tous âges, dans des contextes souvent éloignés de toute institution culturelle.
L’accueil du public est révélateur. Dans les quartiers populaires de Bagdad comme dans les provinces, l’écoute est intense, l’émotion palpable. Le théâtre retrouve sa fonction première : être une école du peuple, un espace de réflexion collective, un lieu de partage et de questionnement. Cette réussite, toutefois, se heurte rapidement aux limites imposées par le contexte politique et institutionnel.
Face aux pressions, à la censure implicite et au manque de reconnaissance, Saadi Younes Bahri choisit l’exil. Paris l’accueille à nouveau. Il s’y installe durablement, sans jamais renoncer à son exigence artistique. Dans la capitale française, il poursuit son travail dans des lieux alternatifs : sous-sols, espaces associatifs, théâtres de proximité. Il écrit et joue en français, sans renier la profondeur de sa langue maternelle, et développe un théâtre où se croisent poésie, philosophie et mémoire.
Ses œuvres circulent au-delà des frontières. Il participe à des festivals internationaux, à des rencontres poétiques et à des projets collectifs réunissant des artistes venus de divers horizons. Dans le spectacle Fraternité, il s’inscrit dans une démarche polyphonique où chaque artiste porte une mémoire, une langue, une vision du monde. La scène devient alors un espace de coexistence et de dialogue.
Parallèlement à son travail scénique, Saadi Younes Bahri poursuit une œuvre d’écriture dense et exigeante. Poésie, récits, textes théâtraux, publiés en arabe et en français, souvent à Paris, chez des éditeurs indépendants. Son écriture prolonge la scène : orale, incarnée, traversée par le souffle du récit et le souci de transmission.
Ce qui distingue profondément Saadi Younes Bahri, c’est cette constance rare. Il n’a jamais cherché à devenir une figure médiatique ni à transformer son parcours en capital symbolique. Il a choisi la durée plutôt que la visibilité, la fidélité plutôt que la consécration. Dans un paysage culturel dominé par la vitesse et l’image, cette posture relève d’une forme de résistance silencieuse.
Aujourd’hui encore, il continue de créer, de transmettre et de jouer. À travers son association artistique, ses spectacles et ses écrits, il maintient vivant un théâtre qui refuse la complaisance et l’oubli. Son œuvre ne se contente pas de raconter le passé : elle l’active, le met en mouvement et l’inscrit dans le présent.
Écrire sur Saadi Younes Bahri, ce n’est pas célébrer une trajectoire achevée. C’est rappeler qu’un autre rapport à l’art demeure possible : un art qui ne cherche pas à séduire mais à rencontrer, un art qui accepte la marge pour préserver la vérité du geste. À Paris, loin des projecteurs mais au cœur du sens, Saadi Younes Bahri continue de porter le théâtre là où le regard s’arrête,et c’est précisément là que son œuvre prend toute sa force.
Ali Al Hussien – Paris
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