Said Akl Le poète libanais que Paris a reconnu comme une voix de lumière
Rédaction : Bureau de Beyrouth – PO4OR
Paris entretient avec certains écrivains venus du Levant une relation qui dépasse la simple admiration littéraire. Elle reconnaît parfois en eux des éclats de sa propre histoire esthétique, des fragments de son goût pour l’audace, la beauté, la construction d’un monde par la seule puissance du langage. Parmi ces figures rares, la place de Said Akl demeure singulière. La capitale française a vu en lui un poète dont la vision dépasse les frontières linguistiques et géographiques, un créateur capable de réinventer la langue arabe tout en portant un regard profondément moderne sur l’identité, la beauté et la terre natale.
Said Akl n’a jamais cherché à être un écrivain francophone, pourtant son œuvre a traversé Paris avec une intensité qui étonne encore aujourd’hui. La critique française, au moment où le monde arabe connaissait ses grandes mutations culturelles, s’est rapidement intéressée à cet homme qui, depuis Beyrouth, réinventait les rapports entre langue et nation, entre poésie et vie, entre mythe et actualité. Paris percevait dans sa démarche une ambition presque rimbaldienne, une volonté de reformuler le monde à partir de l’essentiel, un désir de reconstruire la réalité à travers la parole.
Dans les années cinquante, des extraits de ses poèmes commencèrent à circuler dans des cercles universitaires de la Sorbonne et du Collège de France. Les comparatistes voyaient en lui un poète de la clarté méditerranéenne, un auteur dont la musicalité évoquait parfois les grands lyriques européens tout en possédant une force orientale raffinée. Les professeurs de littérature s’étonnaient de son rapport presque mystique au mot, de sa manière de faire de la langue un territoire entier. Cette fascination universitaire fut la première porte parisienne par laquelle Said Akl passa avant même d’y mettre régulièrement les pieds.
La relation entre le poète et la capitale ne s’est pourtant jamais limitée à l’admiration académique. Paris fut pour Said Akl un espace de confrontation intellectuelle. Il y découvrit un milieu où la question de la langue était un enjeu philosophique, politique et esthétique. La ville où Mallarmé avait redéfini le poème, où Apollinaire avait ouvert la voie aux modernités nouvelles, où la pensée structuraliste naissait dans les amphithéâtres, constituait un terrain fécond pour un poète obsédé par l’idée de la langue parfaite. Lorsqu’il affirmait que l’arabe est la langue la plus capable de porter la lumière et que le Liban représente son laboratoire le plus vivant, Paris écoutait avec une attention singulière. Le débat sur la langue, toujours central dans la tradition française, trouvait en lui un interlocuteur venu d’ailleurs, mais possédant les mêmes exigences intellectuelles.
Ce dialogue devint plus concret lorsque les œuvres théâtrales écrites par Said Akl commencèrent à être accessibles en Europe. Les pièces mises en musique par les frères Rahbani franchirent la Méditerranée et furent accueillies dans plusieurs salles parisiennes. La rencontre entre la langue réinventée de Said Akl et l’esthétique musicale des Rahbanis produisait un univers qui fascinait les critiques. Paris percevait dans Lulu et Mayss el Rim une sorte d’écho moderne aux grandes tragédies poétiques. Le langage de Said Akl, avec ses courbes, ses élans, sa manière d’épouser la voix humaine, était entendu comme un geste littéraire autant que musical.
La réception française de ces œuvres n’eut rien d’exotique. Les mises en scène parisiennes cherchaient moins à souligner leur origine orientale qu’à révéler l’universalité de leur mécanique dramatique. Le texte de Said Akl devenait matériau pur. Il était analysé, décortiqué, comparé aux poétiques européennes de la modernité. Les critiques des journaux culturels de Paris parlaient d’une langue arabe qui semblait naître sous leurs yeux, libérée de ses poids, transfigurée par un souffle qui les surprenait.
Il existe également un autre visage de la relation entre Said Akl et Paris, un visage plus intime, plus profondément ancré dans sa vision du monde. Le poète aimait Paris, non pas pour sa gloire ou son prestige, mais pour ce qu’elle représente dans l’imaginaire du créateur. Il voyait dans la ville un lieu où la beauté ne se cache jamais, où le détail quotidien peut devenir un vers, où la pierre ancienne respire encore l’esprit de ceux qui l’ont pensée. Il disait parfois que Paris ressemble à Beyrouth si celle-ci avait eu le temps de grandir en paix. Cette comparaison révélait ce qu’il trouvait dans la capitale française : une intensité, une vibration, une liberté intérieure.
Paris influença également sa réflexion sur la nation. Le poète du Liban éternel, celui qui rêvait d’un pays fondé sur la poésie autant que sur la géographie, retrouvait dans l’histoire française des modèles intellectuels de construction identitaire. La France, avec sa tradition centralisatrice, son rapport complexe à la langue et son attachement à l’idée de nation culturelle, offrait à Said Akl un miroir conceptuel. Il observait comment les Français avaient fait de leur langue un élément essentiel de leur unité et s’interrogeait sur la possibilité d’un modèle similaire pour le Liban. Cette interrogation nourrit certaines de ses théories les plus audacieuses sur la langue, qui fascinèrent des chercheurs parisiens séduits par sa vision radicale.
Il n’était pas rare que des étudiants libanais venus étudier à Paris évoquent leurs rencontres avec un Said Akl ébloui par les lumières de la ville, se promenant dans les rues comme un spectateur amoureux, retrouvant dans la Seine une douceur qui lui rappelait certains quartiers de Beyrouth. La ville prenait pour lui la forme d’un espace initiatique où chaque promenade devenait une méditation sur le rapport entre beauté et destin.
Paris n’a jamais cessé d’accueillir son œuvre. Ses poèmes traduits circulent encore dans des séminaires de littérature comparée. Ses idées sur la langue suscitent de nouveaux débats. Ses visions du Liban, parfois prophétiques, parfois lyriques, trouvent un écho particulier auprès d’un public français attentif aux métaphores géopolitiques du Levant.
Aujourd’hui, lorsque l’on évoque Said Akl à Paris, ce n’est pas seulement le souvenir d’un grand poète libanais qui ressurgit. C’est l’image d’un créateur qui a compris très tôt que la poésie n’est pas un refuge, mais une manière de construire un monde. La ville lui a offert des lecteurs, des scènes, des interlocuteurs, mais surtout un regard. Ce regard, celui qui reconnaît l’essentiel avant de reconnaître l’ornement, demeure la clé de leur rencontre.
Said Akl n’a jamais été un poète parisien, mais Paris fut, pour une part de son âme, une patrie poétique. Il y trouva une reconnaissance silencieuse, une écoute qui donne au poète l’assurance que son œuvre appartient à l’humanité entière. À travers les rues, les théâtres, les salles de cours et les salons littéraires, il laissa une trace discrète mais profonde. Paris, de son côté, inscrit désormais son nom parmi ces voix du Levant qui ont su offrir à la ville un souffle nouveau, un éclat venu d’ailleurs, une lumière qui continue de briller bien après que les mots ont cessé d’être dits.