Samira Makhmalbaf Le cinéma comme acte de passage
Série : Paris et le cinéma venu de l’Orient
À l’écran, rien n’est neutre chez Samira Makhmalbaf. Chaque plan engage une position, chaque corps filmé porte une tension. Le cinéma n’y sert ni à raconter une histoire ni à produire un effet, mais à mettre à l’épreuve des situations humaines prises dans des rapports de pouvoir, d’apprentissage et de survie. L’image devient un lieu de confrontation, jamais un espace de confort.
Chez Makhmalbaf, filmer ne consiste pas à expliquer un pays ou à le traduire pour un regard extérieur. Il s’agit plutôt d’exposer des mécanismes. Ceux de l’autorité, de la transmission, de la domination, souvent à hauteur d’enfant ou de femme, là où la violence symbolique se fait la plus perceptible. Cette rigueur, parfois dérangeante, inscrit son œuvre hors de toute tentation illustrative ou consensuelle.
Très tôt, cette écriture radicale a trouvé en France un espace de lecture attentif, non pas comme curiosité venue d’ailleurs, mais comme cinéma d’auteur à part entière. Paris et Cannes ont ainsi constitué des lieux de confrontation critique où son travail s’est inscrit dans une histoire du cinéma qui privilégie l’exigence à la narration, et la pensée à l’effet.
Née à Téhéran en 1980, Samira Makhmalbaf grandit dans un environnement où le cinéma n’est pas un divertissement mais une nécessité morale. Fille du réalisateur Mohsen Makhmalbaf, figure majeure du cinéma iranien, elle ne bénéficie pas d’un héritage confortable. Elle hérite d’une exigence. À l’adolescence, alors que la plupart des trajectoires artistiques sont encore à l’état de désir, elle signe déjà des films qui interrogent frontalement l’enfance, l’autorité, la transmission et la violence symbolique. Son premier long métrage, La Pomme en 1998, est présenté à Cannes dans la section Un Certain Regard. Le choc est immédiat. Une voix surgit. Jeune, féminine, iranienne, mais surtout d’une maturité esthétique déconcertante.
La France n’est pas ici un simple lieu de projection. Elle devient un espace de légitimation intellectuelle. Cannes, en particulier, joue un rôle structurant dans la manière dont l’œuvre de Samira Makhmalbaf est perçue, discutée et intégrée au récit du cinéma mondial. En 2000, Le Tableau noir reçoit le Prix du Jury à Cannes. Le film, tourné dans des zones frontalières kurdes, met en scène des instituteurs errants portant des tableaux noirs sur le dos. L’image est devenue emblématique. Elle condense à elle seule la question centrale de son cinéma : que transmettre quand le monde s’effondre autour de soi.
Ce film scelle définitivement son inscription dans l’histoire du cinéma d’auteur tel qu’il est pensé et défendu en France. Samira Makhmalbaf n’est pas une curiosité exotique. Elle est reconnue comme une cinéaste à part entière, dialoguant avec les grands enjeux esthétiques et politiques du cinéma contemporain. Sa nomination comme membre du jury du Festival de Cannes, alors qu’elle n’a que vingt-deux ans, marque un tournant symbolique fort. Elle devient la plus jeune jurée de l’histoire du festival. Ce geste n’est pas anecdotique. Il consacre une relation durable entre son travail et les institutions culturelles françaises.
Le cinéma de Samira Makhmalbaf se caractérise par une radicalité formelle assumée. Elle travaille avec des acteurs non professionnels, des situations réelles, des récits fragmentés. Mais cette austérité apparente n’est jamais une posture. Elle découle d’un rapport profondément éthique à l’image. Filmer, pour elle, n’est pas représenter. C’est exposer des conditions de vie, des corps pris dans des systèmes de contraintes, des enfants confrontés à des responsabilités qui les dépassent. L’enfance, chez Makhmalbaf, n’est jamais un refuge. Elle est un lieu de lucidité brutale.
Dans À cinq heures de l’après-midi en 2003, présenté en compétition officielle à Cannes, elle suit une jeune femme afghane rêvant de devenir présidente dans un pays ravagé par la guerre. Le film interroge frontalement la place des femmes, la reconstruction politique et les illusions démocratiques. Là encore, la France joue un rôle clé dans la diffusion et la réception critique de l’œuvre. La presse culturelle française lit le film non comme un document, mais comme une proposition de cinéma profondément politique, au sens noble du terme.
Ce lien avec la France ne se réduit pas à une reconnaissance institutionnelle. Il s’inscrit dans une tradition intellectuelle française attentive aux cinémas venus d’ailleurs, à condition qu’ils proposent une véritable écriture. Samira Makhmalbaf est précisément l’une de ces cinéastes qui obligent le regard occidental à se déplacer. Elle ne simplifie pas l’Iran. Elle ne l’explique pas. Elle le rend opaque, contradictoire, traversé de forces antagonistes. Cette résistance à la lisibilité immédiate est l’une des raisons pour lesquelles son cinéma trouve un écho particulier dans le paysage critique parisien.
Après Deux jambes en 2008, film dur et allégorique sur le pouvoir et la domination, Samira Makhmalbaf s’éloigne progressivement des circuits médiatiques traditionnels. Son silence n’est pas un retrait. Il est un refus. Refus de produire pour exister. Refus de se plier aux attentes d’un marché international avide de récits calibrés sur l’Orient. Cette rareté renforce paradoxalement la puissance de son œuvre. Chaque film devient un événement intellectuel, plus qu’un produit culturel.
Dans le cadre de la série « Paris et le cinéma venu de l’Orient », Samira Makhmalbaf occupe une place centrale. Elle incarne une génération de cinéastes pour lesquels Paris n’est pas un lieu d’exil passif, mais un espace de confrontation critique. Un lieu où les œuvres sont mises à l’épreuve du débat, de la pensée, de l’histoire du cinéma. Son parcours rappelle que le lien entre la France et les cinémas de l’Orient ne se limite pas à l’accueil ou à la diffusion. Il repose sur une exigence partagée.
Aujourd’hui encore, l’influence de Samira Makhmalbaf dépasse largement sa filmographie. Elle a ouvert une voie. Celle d’un cinéma féminin, politique, non conciliant, capable de dialoguer avec les plus grandes scènes internationales sans jamais renoncer à sa radicalité. Dans un paysage saturé d’images et de discours, son œuvre continue de faire figure de point de résistance.
Écrire sur Samira Makhmalbaf aujourd’hui, ce n’est pas céder à la nostalgie. C’est rappeler qu’un autre cinéma est possible. Un cinéma qui ne cherche pas à séduire, mais à tenir. À tenir une position. À maintenir ouvertes les questions. Et c’est précisément dans cette exigence, partagée entre l’Orient et Paris, que son travail trouve toute sa force.
Bureau de Paris – PO4OR