Wissam Charaf Filmer l’effondrement sans témoin moral

Wissam Charaf Filmer l’effondrement sans témoin moral
Un cinéma lucide qui observe les rapports de domination là où l’effondrement rend chacun vulnérable et responsable.

Il existe des cinéastes pour lesquels le cinéma ne sert ni à expliquer le monde ni à le réparer. Il sert à l’exposer, dans ce qu’il a de plus ambigu, de plus inconfortable, parfois de plus indéfendable. Wissam Charaf appartient à cette lignée exigeante. Son cinéma ne cherche pas l’adhésion immédiate, encore moins la consolation. Il opère comme une zone de friction morale, là où les certitudes se fissurent et où les récits dominants cessent de tenir.

Réalisateur franco-libanais, formé en France mais profondément ancré dans la réalité libanaise, Charaf développe une œuvre qui refuse les catégories rassurantes. Ni cinéma militant au sens strict, ni fable symbolique détachée du réel, son travail s’inscrit dans une observation précise des rapports de force contemporains, en particulier dans des sociétés marquées par l’effondrement politique, économique et moral. Le Liban n’est pas chez lui un décor ou un sujet d’actualité. Il est un laboratoire tragique où se révèlent, de manière accélérée, des logiques universelles de domination.

Avec Dirty Difficult Dangerous, son second long métrage, Wissam Charaf atteint une maturité narrative et politique qui justifie pleinement une lecture de son œuvre comme projet cohérent. Le film ne raconte pas la crise libanaise. Il en montre les conséquences humaines, diffuses, presque banales. Des corps fatigués, des existences suspendues, des individus pris dans des systèmes d’exploitation si intégrés qu’ils finissent par sembler naturels. C’est dans ce contexte qu’il lâche cette phrase devenue centrale dans sa réflexion publique : Au Liban, chacun cherche son esclave.

Cette déclaration, brutale en apparence, résume une intuition profonde. Lorsque l’État disparaît et que les institutions s’effondrent, les rapports de domination ne s’évanouissent pas. Ils se déplacent, se fragmentent, se privatisent. Chacun tente de survivre en exerçant un pouvoir, même minime, sur plus vulnérable que lui. Le film ne désigne pas des coupables clairement identifiables. Il montre un engrenage, une chaîne de dépendances où la victime d’hier peut devenir le bourreau de demain.

Ce qui distingue le regard de Charaf, c’est son refus du manichéisme. Ses personnages ne sont jamais réduits à des fonctions symboliques. Ils sont contradictoires, parfois lâches, parfois généreux, souvent perdus. Il ne leur accorde ni absolution ni condamnation. Il les filme dans leur épaisseur morale, là où le bien et le mal cessent d’être des catégories stables. Cette complexité est au cœur de son geste cinématographique.

Formellement, le choix d’une tonalité mêlant mélancolie et burlesque est loin d’être anecdotique. L’humour chez Wissam Charaf n’est jamais décoratif. Il agit comme une stratégie de dévoilement. Le rire surgit là où l’absurde devient insoutenable, là où la violence sociale a été tellement intégrée qu’elle en devient grotesque. Ce burlesque discret empêche le film de basculer dans le misérabilisme tout en renforçant la cruauté du constat.

Son cinéma s’inscrit également dans une tradition franco-orientale consciente de ses héritages mais rétive à toute nostalgie. Contrairement à une certaine imagerie de l’exil, Charaf ne filme ni la perte idéalisée ni le retour fantasmé. Il s’intéresse aux zones intermédiaires, aux espaces de transit, aux existences qui ne trouvent plus de récit stabilisateur. Le Liban qu’il montre n’est pas un pays mythifié, mais un espace saturé de tensions, où les appartenances se négocient au quotidien.

Cette posture explique aussi sa réception internationale. Son cinéma parle du Liban sans l’exotiser, ce qui le rend lisible au-delà de ses frontières. Les mécanismes qu’il met en scène résonnent avec d’autres contextes de précarisation globale, d’exploitation du travail migrant, de désagrégation du lien social. En ce sens, Wissam Charaf ne fait pas un cinéma local à destination d’un regard occidental. Il produit une œuvre située, mais profondément transposable.

Le rapport à la France est, dans son parcours, structurant mais jamais dominant. La formation, les cadres de production, les circuits de diffusion français lui offrent un espace de travail et de visibilité. Mais son regard reste décentré. Il ne cherche pas à rendre le réel libanais acceptable ou compréhensible selon des grilles occidentales. Il impose son propre tempo, son propre inconfort. Cette exigence explique aussi pourquoi son cinéma ne cherche pas le consensus.

Chez Charaf, la mise en scène est toujours une prise de position. Le choix des corps, des silences, des espaces nocturnes, des rythmes lents participe d’une éthique du regard. Il filme ce qui résiste à la spectacularisation. Ce qui échappe. Ce qui dérange parce que cela ne se laisse pas réduire à un message clair. Le spectateur n’est pas guidé. Il est placé face à ses propres contradictions.

Dans le paysage du cinéma contemporain, Wissam Charaf occupe ainsi une place singulière. Il ne s’inscrit ni dans une carrière de notabilité ni dans une stratégie de visibilité permanente. Son œuvre avance par blocs, par nécessités, par urgences intimes et politiques. Chaque film semble répondre à une question laissée ouverte par le précédent, sans jamais chercher à la refermer.

Un bortétrait consacré à Wissam Charaf ne peut donc être ni promotionnel ni biographique au sens classique. Il doit être une lecture de son geste artistique comme acte de lucidité. Un cinéma qui ne promet pas de solutions, mais qui refuse les aveuglements confortables. Un cinéma qui regarde le monde tel qu’il se défait, et qui accepte d’en montrer la part la plus dérangeante.

Dans un espace médiatique souvent saturé de récits simplificateurs, la voix de Wissam Charaf s’impose par sa rigueur et sa retenue. Elle rappelle que le cinéma peut encore être un lieu de pensée, de trouble et de responsabilité. Et que parfois, regarder sans détour est déjà une forme de résistance.

Bureau de Paris – PO4OR.

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