Yamina Benguigui, filmer la mémoire pour entrer dans l’histoire

Yamina Benguigui, filmer la mémoire pour entrer dans l’histoire
Cinéma, immigration, République : le parcours d’une femme qui a transformé la mémoire intime en enjeu politique.

Il est des trajectoires qui ne relèvent ni de l’ascension individuelle ni de la simple reconnaissance institutionnelle. Elles s’inscrivent dans un temps plus long, celui de la mémoire collective, et avancent par strates successives, sans rupture spectaculaire, mais avec une cohérence profonde. Le parcours de Yamina Benguigui appartient à cette catégorie rare. Cinéaste avant d’être responsable politique, femme de mémoire avant d’être figure publique, elle a bâti une œuvre et un engagement qui se répondent, se prolongent et s’éclairent mutuellement.

Chez elle, le cinéma n’a jamais été un simple outil d’expression artistique. Il fut d’abord un espace de réparation symbolique, puis un instrument de reconnaissance, enfin un levier de transformation civique. De la caméra documentaire aux bancs du conseil municipal parisien, puis aux responsabilités ministérielles, son itinéraire dessine une continuité rarement assumée avec autant de constance : donner une place visible à ceux que l’histoire officielle a longtemps relégués hors champ.

Filmer l’absence : la naissance d’un regard

Lorsque Yamina Benguigui s’engage dans le cinéma documentaire, le paysage audiovisuel français aborde encore l’immigration sous un angle majoritairement statistique, administratif ou sécuritaire. Les récits personnels, les mémoires familiales et les trajectoires intimes demeurent largement absents des écrans. C’est précisément ce silence qu’elle décide d’interroger.

Avec Mémoires d’immigrés (1997), diffusé sur France 2, elle ne se contente pas de recueillir des témoignages. Elle opère un geste plus radical : restituer une parole longtemps confisquée, sans la simplifier ni la spectaculariser. Le film, structuré autour de trois générations, donne à entendre les voix de celles et ceux qui ont vécu l’exil, le travail invisible, la séparation, puis la transmission fragmentée aux enfants et petits-enfants.

Ce documentaire marque un tournant. Non parce qu’il révèle une réalité inconnue, mais parce qu’il l’installe durablement dans l’espace public légitime. Pour la première fois, l’histoire de l’immigration postcoloniale est abordée comme une composante constitutive de l’histoire nationale française. Le succès critique et public du film tient à cette justesse : une mise en scène sobre, une écoute attentive, un refus de la posture militante frontale au profit d’une puissance du récit.

Du documentaire au cinéma de fiction : déplacer le regard

Après le documentaire, Benguigui choisit la fiction non comme une rupture, mais comme un prolongement. Inch’Allah dimanche (2001) s’inscrit dans cette logique. Le film raconte l’arrivée d’une femme algérienne en France dans les années 1970, dans le cadre du regroupement familial. À travers ce récit apparemment intime, la réalisatrice explore des thématiques structurantes : l’enfermement domestique, la violence symbolique, l’apprentissage douloureux de l’autonomie et la confrontation avec une société étrangère.

La force du film réside dans son refus de la caricature. La France n’y est ni idéalisée ni diabolisée. Elle apparaît comme un espace de tensions, de contraintes, mais aussi de possibles. La protagoniste féminine, loin d’être réduite à une figure de victime, incarne une subjectivité en construction, traversée par des contradictions, des peurs et des désirs d’émancipation.

Avec ce long métrage, Benguigui affirme un cinéma qui ne cherche pas à illustrer un discours sociologique, mais à rendre sensible une expérience vécue. La fiction devient alors un moyen d’élargir le champ de la mémoire, de toucher un public plus large et de déplacer le regard porté sur les femmes issues de l’immigration.

La télévision comme espace de médiation

L’un des aspects les plus significatifs du parcours de Yamina Benguigui est son rapport à la télévision généraliste. Loin de considérer ce médium comme un espace de compromis, elle y voit un lieu stratégique de circulation des récits. La série télévisée Aïcha (2007), diffusée sur France 2, en est l’illustration la plus aboutie.

À travers le personnage d’une jeune femme d’origine maghrébine vivant en banlieue parisienne, la série aborde des questions complexes : identité, ascension sociale, rapport à la famille, à la religion, au travail et à l’amour. Le ton, volontairement accessible, n’exclut ni la nuance ni la profondeur. Aïcha parvient à installer dans le prime time français des problématiques rarement traitées sans condescendance.

Ce travail télévisuel confirme la capacité de Benguigui à articuler exigence narrative et diffusion massive. Elle s’impose comme une médiatrice culturelle, consciente des contraintes du média, mais déterminée à en exploiter le potentiel politique au sens noble : rendre visibles des trajectoires ordinaires et en faire des récits partagés.

De l’image à l’engagement politique

L’entrée de Yamina Benguigui en politique en 2008 ne constitue pas une reconversion opportuniste. Elle apparaît plutôt comme l’aboutissement logique d’un parcours déjà profondément civique. Élue conseillère municipale dans le 20ᵉ arrondissement de Paris, un territoire marqué par une forte diversité sociale et culturelle, elle s’inscrit dans une politique de proximité, attentive aux enjeux locaux, éducatifs et culturels.

Son engagement s’inscrit dans la continuité de son travail artistique : agir là où les récits se heurtent aux structures, là où la reconnaissance symbolique doit se traduire en politiques publiques concrètes. Cette cohérence explique sans doute sa nomination, le 17 mai 2012, comme ministre déléguée chargée de la Francophonie au sein du gouvernement français.

La francophonie comme espace politique

À ce poste, Benguigui défend une vision élargie de la francophonie, non réduite à une diplomatie linguistique abstraite. Pour elle, la langue française est un espace de circulation, de conflictualité parfois, mais aussi de création et de dialogue entre les mondes. Elle insiste sur la diversité des usages du français, sur les cultures francophones du Sud, et sur la nécessité de sortir d’une vision hiérarchique héritée de l’histoire coloniale.

Cette approche prolonge son travail de cinéaste : reconnaître la pluralité des voix, refuser les récits uniques, inscrire la culture au cœur du projet républicain. Même après la fin de ses fonctions ministérielles, cette conception continue de structurer ses prises de position publiques et ses interventions intellectuelles.

Une figure charnière dans le paysage français

Yamina Benguigui occupe une place singulière dans le paysage culturel et politique français. Elle n’est ni une artiste retranchée dans l’autonomie esthétique, ni une responsable politique détachée de toute production symbolique. Elle incarne une figure charnière, où la création précède l’institution, et où l’engagement ne renie jamais l’origine du regard.

Son œuvre et son parcours interrogent une question centrale : comment une société se raconte-t-elle à elle-même ? Qui a le droit de produire des récits légitimes ? Et à quelles conditions ces récits peuvent-ils influer sur les structures de pouvoir ? En apportant des éléments de réponse, Benguigui a contribué à déplacer durablement les lignes du débat public français.

Une pertinence intacte aujourd’hui

À l’heure où les questions de mémoire, d’immigration, d’identité et de cohésion nationale demeurent au cœur des tensions contemporaines, le parcours de Yamina Benguigui conserve une pertinence remarquable. Il rappelle que la reconnaissance ne précède pas toujours l’action, qu’elle peut en être le résultat. Il montre aussi que la culture, loin d’être un supplément d’âme, constitue un champ stratégique de transformation sociale.

Pour une revue comme PO4OR – Portail de l’Orient, attentive aux circulations entre les mondes, aux récits de l’exil et aux figures qui font dialoguer l’Est et l’Ouest, Yamina Benguigui s’impose comme un portrait de référence. Non comme une icône figée, mais comme une trajectoire vivante, traversée par les contradictions de son temps et fidèle à une exigence fondamentale : faire de la mémoire un acte politique

ALI AL-HUSSIEN - PARIS

Read more