Yara Borrello Une cinéaste de la traversée : filmer après la rupture, sans la nommer
Il existe des trajectoires cinématographiques qui ne se construisent ni dans l’urgence ni dans l’affirmation frontale. Elles avancent autrement, par sédimentation, par déplacements successifs, par une attention patiente portée aux formes fragiles du réel. Le parcours de Yara Borrello s’inscrit dans cette lignée rare de cinéastes pour qui le cinéma ne sert pas à expliquer le monde, mais à en observer les lignes de fracture, les silences, les persistances.
Née en 1994 d’une mère libanaise et d’un père italien, Yara Borrello n’a jamais transformé cette donnée biographique en clé de lecture automatique. L’origine n’est pas, chez elle, un argument narratif ni un programme esthétique. Elle constitue un arrière-plan discret, une condition de regard plutôt qu’un discours. Son cinéma se déploie dans cet entre-deux : ni revendication identitaire, ni effacement, mais une circulation constante entre les lieux, les langues et les mémoires.
Un cinéma de la distance juste
Très tôt, Yara Borrello s’oriente vers le documentaire, non comme registre de témoignage, mais comme espace de mise à distance. Filmer ne signifie pas saisir, encore moins démontrer. Il s’agit d’accompagner un mouvement, de suivre une trajectoire humaine sans la contraindre à une lecture univoque. Cette posture traverse l’ensemble de son travail et en constitue la colonne vertébrale.
Son film Lego s’inscrit pleinement dans cette logique. Loin des récits spectaculaires ou des reconstructions didactiques, le film adopte une forme courte, resserrée, presque minimale. Il suit le parcours de l’artiste irakien Salam Omar, installé à Beyrouth après avoir quitté la Syrie, et interroge, sans jamais la formuler frontalement, la manière dont la guerre continue d’agir sur les corps, les gestes et les pratiques artistiques longtemps après les combats.
Ici, la guerre n’est pas montrée. Elle est présente par ses effets différés, par ce qu’elle laisse derrière elle : des ruptures biographiques, des déplacements géographiques, des transformations intimes. Le choix de cette approche est décisif. Il révèle une cinéaste attentive aux zones de rémanence, à ce qui persiste lorsque l’événement s’est retiré du champ visible.
Filmer l’art comme lieu de survie
Ce qui frappe dans Lego, c’est la place accordée au geste artistique. L’art n’y apparaît ni comme refuge romantique ni comme acte de résistance héroïque. Il est présenté comme une pratique quotidienne, parfois fragile, parfois obstinée, à travers laquelle le sujet tente de réorganiser son rapport au monde. La caméra de Yara Borrello observe ce processus avec retenue, refusant toute esthétisation excessive.
Le montage, précis et mesuré, évite l’emphase. Les silences comptent autant que les paroles. Les plans laissent au spectateur le temps d’habiter les images, de ressentir les tensions sans qu’elles soient soulignées. Cette économie de moyens témoigne d’une maturité formelle rare pour un film conçu dans un cadre académique.
Car Lego est également un film de formation. Réalisé comme projet de fin d’études à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, il ne se présente pourtant jamais comme un exercice. Il affirme d’emblée une écriture, une éthique du regard, une manière d’être au monde par le cinéma.
Une reconnaissance internationale progressive
La trajectoire du film confirme cette solidité. Sélectionné et primé à Londres, où il reçoit le prix du meilleur court métrage documentaire indépendant, Lego circule ensuite dans différents contextes culturels et critiques. Son exposition dans des cadres liés au Festival de Cannes marque une étape supplémentaire, inscrivant le travail de Yara Borrello dans un espace de visibilité internationale exigeant.
Il ne s’agit pas ici d’un coup d’éclat isolé, mais d’une reconnaissance progressive, construite dans la durée. Cette dimension est essentielle pour comprendre la place que la cinéaste occupe aujourd’hui. Elle ne cherche ni l’accélération ni la surenchère. Son parcours se dessine par continuité, par cohérence, par fidélité à une démarche.
Entre Beyrouth, l’Europe et le monde
Le cinéma de Yara Borrello est profondément marqué par la notion de circulation. Les lieux qu’elle traverse — Beyrouth, Londres, les espaces européens — ne sont jamais filmés comme des décors. Ils fonctionnent comme des contextes vivants, traversés par des histoires individuelles qui échappent aux cadres nationaux stricts.
Cette approche fait écho à une génération de cinéastes pour qui la question n’est plus celle de l’appartenance, mais celle du passage. Comment habiter plusieurs espaces sans se fragmenter ? Comment raconter des histoires singulières sans les enfermer dans des catégories identitaires ou géopolitiques ? Le travail de Yara Borrello propose une réponse discrète mais ferme à ces interrogations.
Une écriture sans assignation
L’un des traits les plus remarquables de son cinéma réside dans son refus de l’assignation. Les personnages qu’elle filme ne sont jamais réduits à leur statut — réfugié, artiste, survivant. Ils existent avant tout comme individus, porteurs de contradictions, de silences, de zones d’ombre. Cette posture relève d’une véritable éthique du récit.
La caméra ne cherche pas à “donner la parole”, formule souvent galvaudée, mais à créer un espace où la parole peut advenir si elle le souhaite. Cette nuance est fondamentale. Elle distingue un cinéma de l’écoute d’un cinéma de la démonstration.
Un regard féminin sans discours
Il serait tentant de lire le travail de Yara Borrello à travers le prisme du genre. Pourtant, son cinéma ne revendique jamais explicitement une posture féminine ou militante. Le regard qu’elle porte est attentif, précis, souvent empathique, mais jamais programmatique. Cette retenue constitue paradoxalement l’une de ses forces.
Elle s’inscrit ainsi dans une tradition contemporaine du cinéma d’auteur où la subjectivité n’est pas proclamée mais travaillée, déplacée, mise en tension avec le réel. Le film devient alors un espace de négociation entre le monde filmé et le regard qui le traverse.
Une cinéaste à suivre, sans précipitation
À ce stade de son parcours, Yara Borrello n’est pas une figure médiatique. Elle n’en a ni le besoin ni le désir apparent. Elle appartient à cette catégorie de cinéastes dont l’œuvre précède toujours le discours, et dont chaque film vient approfondir une recherche plutôt que clore un chapitre.
Son travail annonce moins une carrière spectaculaire qu’une trajectoire exigeante, construite dans la durée. Pour une revue comme PO4OR, attentive aux croisements culturels, aux écritures transnationales et aux formes contemporaines du récit, son parcours constitue un objet d’observation privilégié.
Yara Borrello filme ce qui subsiste lorsque les grandes narrations se sont effondrées : les gestes, les pratiques, les tentatives de reconstruction intime. En cela, son cinéma ne documente pas seulement un monde fracturé. Il en capte les lignes de continuité possibles.
Rédaction : PO4OR – Portail de l’Orient
Bureau de Paris