Yasmine Benkiran La route comme espace de pensée

Yasmine Benkiran La route comme espace de pensée
Yasmine Benkiran, réalisatrice et scénariste franco-marocaine, a construit son langage cinématographique entre Rabat et Paris, dans un travail attentif au déplacement, à l’écriture du temps et à la relation sensible entre les lieux et l’expérience.

Le cinéma de Yasmine Benkiran ne se donne jamais comme un manifeste. Il s’élabore dans le mouvement, dans l’écart, dans cette zone instable où les corps avancent avant que les idées ne se formulent. Chez elle, filmer revient moins à affirmer qu’à laisser advenir : un geste, une hésitation, un paysage traversé sans emphase. La caméra ne surplombe pas le monde qu’elle regarde ; elle s’y engage, à hauteur d’expérience.

Ce choix n’est ni esthétique par effet ni politique par posture. Il relève d’une éthique du récit. Les personnages ne sont pas chargés de porter un message, mais de vivre un moment, une traversée, un rapport au temps. Les lieux ne sont jamais décoratifs : ils agissent, contraignent, déplacent les trajectoires. C’est dans cette tension silencieuse entre espace et mouvement que se construit une œuvre attentive aux marges, aux transitions, à ce qui se transforme sans se dire

Née et ayant grandi à Rabat, sur la côte atlantique marocaine, Yasmine Benkiran ne transforme jamais cette origine en clé de lecture automatique. Le Maroc n’est ni un décor figé ni un symbole à expliquer. Il est une matière vivante, traversée, travaillée de l’intérieur. Très tôt, pourtant, un autre espace s’impose dans son itinéraire : Paris. À dix-huit ans, elle s’y installe pour étudier la philosophie et la communication. Ce déplacement initial n’est pas anodin. Il fonde une relation durable à la pensée, au langage et à la construction du sens ,des éléments qui irrigueront toute son écriture cinématographique.

Une formation parisienne, une écriture transnationale

Paris n’est pas seulement un lieu d’apprentissage académique. C’est un espace de confrontation intellectuelle. Yasmine Benkiran y affine une attention particulière aux structures narratives, aux silences, aux zones de friction entre l’intime et le collectif. Après des expériences professionnelles entre Buenos Aires, San Francisco, Londres et Paris, elle intègre La Fémis, au sein de l’atelier scénario. Cette formation marque un tournant décisif : le cinéma devient un lieu d’élaboration consciente, un champ où l’écriture ne sert pas à illustrer une idée mais à faire émerger une expérience.

Scénariste pour le cinéma et la télévision, autrice de deux livres consacrés au Maroc, elle développe parallèlement un projet singulier : une série de podcasts autour d’Alice Guy, première femme réalisatrice de l’histoire du cinéma. Ce travail de transmission n’est pas un geste militant au sens strict. Il relève plutôt d’un souci d’archive, d’un désir de réinscrire certaines figures dans une continuité historique que le récit dominant a souvent fragmentée.

L’Heure d’hiver : le temps comme matière

En 2018, Yasmine Benkiran réalise L’Heure d’hiver, son premier court métrage. Le film circule dans plusieurs festivals internationaux et révèle déjà une constante de son cinéma : une attention aiguë au temps, non comme simple durée, mais comme état émotionnel. Les personnages ne sont jamais expliqués. Ils existent par leurs gestes, leurs hésitations, leurs silences. La caméra observe sans contraindre, laissant au spectateur la responsabilité de l’interprétation.

Ce refus de la surdétermination narrative deviendra l’un des traits les plus cohérents de son œuvre.

Reines : un road movie sans folklore

Avec Reines (2022), son premier long métrage, Yasmine Benkiran signe une œuvre d’une grande maîtrise formelle. Le film, présenté en première mondiale à la Mostra de Venise, se déploie comme un road movie féminin, mais sans jamais céder aux codes attendus du genre. La route n’est pas un simple espace de fuite. Elle devient un lieu de recomposition, un territoire instable où les rapports de pouvoir, de filiation et de solidarité se redessinent progressivement.

Trois femmes, un camion, une traversée du Maroc : le point de départ pourrait appeler un traitement spectaculaire. Benkiran choisit l’inverse. La mise en scène est tenue, presque austère. Les paysages ne sont pas esthétisés à outrance. Ils pèsent, résistent, accompagnent les corps sans les magnifier. Le film refuse toute folklorisation, tout regard touristique. Il propose une vision incarnée, rigoureuse, profondément cinématographique.

Ce qui frappe surtout dans Reines, c’est la manière dont la liberté n’est jamais proclamée mais progressivement vécue. Elle se construit dans le déplacement, dans l’apprentissage du risque, dans l’acceptation de l’incertitude. La route n’est pas une promesse. Elle est une épreuve.

Paris comme espace d’élaboration, non comme décor

Contrairement à de nombreux parcours diasporiques, Paris n’apparaît jamais chez Yasmine Benkiran comme un horizon de légitimation. La ville fonctionne plutôt comme un espace d’élaboration intellectuelle et professionnelle. C’est là que s’articulent l’écriture, la réflexion sur l’histoire du cinéma, la structuration des projets. C’est aussi là que son travail trouve des lieux d’accueil, de débat, de diffusion ,cinémas, festivals, rencontres avec le public.

Française de nationalité, franco-marocaine par culture et par trajectoire, Benkiran incarne une génération de cinéastes pour qui l’identité n’est pas un point d’ancrage fixe mais une circulation maîtrisée. Son cinéma ne cherche ni à représenter une communauté ni à répondre à une injonction symbolique. Il s’inscrit dans une modernité discrète, exigeante, qui fait confiance à l’intelligence du spectateur.

Une œuvre en devenir, déjà cohérente

Ce qui distingue aujourd’hui Yasmine Benkiran, ce n’est pas seulement la reconnaissance festivalière ni la solidité de son premier long métrage. C’est la cohérence profonde de son geste. Chaque projet semble répondre au précédent sans le répéter. Chaque film ouvre un espace nouveau tout en prolongeant une même interrogation : comment filmer sans assigner ? Comment raconter sans enfermer ? Comment faire exister des personnages dans toute leur complexité, sans les réduire à des fonctions narratives ou symboliques ?

Dans un paysage cinématographique souvent saturé de discours explicatifs, le travail de Yasmine Benkiran s’impose par sa retenue, sa précision et sa confiance dans la puissance du récit. Une cinéaste de la durée, du déplacement et du regard juste. Une voix déjà identifiable, appelée à s’inscrire dans le temps long du cinéma contemporain.

Rédaction : Bureau de Paris

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