Zaki Toleimat : lorsque le théâtre arabe a appris à se penser lui-même
Il est des figures dont l’importance ne se mesure ni à la célébrité immédiate ni au nombre de rôles interprétés, mais à la profondeur de l’empreinte laissée sur une culture entière. Zaki Toleimat appartient à cette catégorie rare. Son nom ne renvoie pas seulement à un acteur, un metteur en scène ou un journaliste culturel, mais à un moment fondateur de l’histoire du théâtre arabe moderne. Avec lui, le théâtre cesse d’être un simple art de la scène pour devenir un champ de réflexion, une discipline enseignable, une responsabilité intellectuelle et sociale.
Né en Égypte à une époque où le monde arabe cherchait activement ses formes modernes d’expression culturelle, Zaki Toleimat grandit dans un contexte marqué par les tensions entre héritage traditionnel et désir de renouveau. L’obtention de son baccalauréat constitue déjà un premier signe distinctif, dans une société où l’accès à l’enseignement secondaire restait limité. Mais le véritable tournant de sa trajectoire survient lorsqu’il décide de poursuivre ses études en France. Ce choix n’est ni anodin ni purement académique : il traduit une intuition profonde selon laquelle la modernisation du théâtre arabe passe par une confrontation directe avec les grandes traditions théâtrales européennes.
En France, Zaki Toleimat s’immerge dans un univers où le théâtre est pensé comme un système complet. Il y étudie le jeu de l’acteur, l’art de la diction, la mise en scène, mais aussi les fondements esthétiques et intellectuels de l’acte théâtral. Il découvre un théâtre structuré par des écoles, des méthodes, des théories, où la scène n’est pas seulement un lieu de divertissement mais un espace de construction du sens. Cette formation rigoureuse façonne durablement son regard : le théâtre ne peut exister sans discipline, sans connaissance, sans une vision claire de sa fonction dans la société.
Lorsque Zaki Toleimat rentre en Égypte en 1929, il ne revient pas en simple praticien désireux de faire carrière. Il revient porteur d’un projet. À ses yeux, le problème fondamental du théâtre égyptien et arabe n’est pas l’absence de talents, mais l’absence d’un cadre institutionnel capable de les former, de les structurer et de leur transmettre une éthique professionnelle. Très vite, il s’engage dans une démarche fondatrice qui culminera en 1930 avec la création du premier Institut d’art dramatique en Égypte.
La création de cet institut marque une rupture historique. Pour la première fois, le métier de comédien est reconnu comme une discipline à part entière, digne d’un enseignement académique. Zaki Toleimat y impose une conception exigeante de la formation : l’acteur ne doit pas seulement apprendre à jouer, mais à comprendre. Comprendre le texte, le contexte, la psychologie des personnages, mais aussi le rôle social de l’œuvre. L’élocution, la maîtrise du corps, la rigueur du travail quotidien deviennent des piliers essentiels de l’apprentissage.
Sous son influence, l’institut devient rapidement un véritable laboratoire culturel. Des générations entières d’acteurs, de metteurs en scène et de créateurs y sont formées, portant avec elles une vision nouvelle du théâtre. Nombre des grandes figures du cinéma et de la scène égyptienne et arabe sont passées par ses enseignements, héritant non seulement de techniques, mais d’une conception éthique du métier. Pour Zaki Toleimat, le théâtre n’est jamais un raccourci vers la célébrité ; il est un engagement de long terme envers l’art et le public.
Parallèlement à son rôle de pédagogue, Zaki Toleimat s’affirme comme metteur en scène. Son travail scénique se distingue par une recherche constante d’équilibre entre modernité formelle et enracinement culturel. Loin de transposer mécaniquement les modèles européens, il s’attache à les adapter au contexte égyptien et arabe. Il comprend très tôt que l’imitation pure mène à l’aliénation, tandis que l’appropriation critique peut produire une véritable modernité locale. Ses mises en scène traduisent cette tension féconde entre apprentissage occidental et sensibilité orientale.
Zaki Toleimat est également un homme de plume. En tant que journaliste et critique, il utilise la presse comme un prolongement naturel de son engagement théâtral. Ses articles abordent les questions fondamentales du théâtre : son rôle éducatif, ses dérives commerciales, ses rapports avec la société et le pouvoir. Il écrit avec la conviction que le débat critique est indispensable à la vitalité artistique. À travers ses textes, il contribue à former un public plus conscient, capable de regarder le théâtre autrement que comme un simple spectacle.
La relation de Zaki Toleimat avec la France ne se limite jamais à un souvenir d’étudiant. Elle structure sa méthode, son exigence, son rapport à l’institution et au savoir. Mais cette influence ne se transforme jamais en dépendance culturelle. Au contraire, elle nourrit chez lui une volonté farouche de bâtir un théâtre arabe autonome, capable de dialoguer avec le monde sans se dissoudre en lui. Cette posture fait de Toleimat l’un des premiers véritables médiateurs culturels entre l’Europe et le monde arabe dans le domaine des arts de la scène.
Ce qui distingue profondément Zaki Toleimat de nombreux artistes de sa génération, c’est son rapport au temps long. Il ne cherche pas la reconnaissance immédiate, mais la construction patiente d’un socle durable. En choisissant l’enseignement, l’institution et la réflexion théorique, il accepte une forme d’effacement personnel au profit d’un héritage collectif. Son nom devient ainsi indissociable de la professionnalisation du théâtre arabe, de sa structuration et de son inscription dans l’histoire culturelle moderne.
Aujourd’hui encore, l’ombre de Zaki Toleimat plane sur les scènes, les écoles et les discours critiques du monde arabe. Chaque fois que l’on parle de formation de l’acteur, de rigueur artistique ou de responsabilité culturelle, son héritage ressurgit, parfois sans être explicitement nommé. Il incarne cette génération de bâtisseurs pour lesquels l’art n’était pas un luxe, mais une nécessité civilisationnelle.
Zaki Toleimat n’a pas seulement contribué à faire évoluer le théâtre arabe ; il lui a donné les moyens de se penser lui-même. En reliant savoir, pratique et institution, il a transformé un art fragile en un projet culturel solide. Sa trajectoire rappelle que les véritables révolutions artistiques ne naissent pas toujours dans le fracas, mais souvent dans la patience, l’enseignement et la transmission.
Rédaction : Bureau du Caire – PO4OR