Ziad Bakri : un art de la présence, entre langues, frontières et silences

Ziad Bakri : un art de la présence, entre langues, frontières et silences
Ziad Bakri, acteur palestinien, incarne dans le cinéma européen contemporain une présence retenue et précise, où le corps et la langue deviennent des espaces de passage entre l’exil et le récit français.

Il est des acteurs dont la trajectoire ne s’impose ni par la surexposition ni par l’effet. Elle se construit autrement, par une constance discrète, par une attention portée aux cadres du récit et par une compréhension fine de ce que signifie “être là” à l’écran. Le parcours de Ziad Bakri s’inscrit dans cette logique exigeante. Ni figure décorative du cinéma européen, ni porte-parole assigné d’un ailleurs, il avance dans une zone précise : celle où le jeu devient un travail d’ajustement, de retenue et de justesse.

Né à Haïfa en 1980, issu d’une famille profondément ancrée dans le champ artistique, Bakri n’a jamais fait de son héritage une bannière. Il en a fait une base de travail. Une base qui structure un rapport au corps, à la parole et au silence, et qui confère à ses choix une cohérence rare. Ce qui frappe d’emblée dans son itinéraire, c’est la continuité : une série de rôles situés à la lisière des langues, des territoires et des appartenances, où l’identité n’est jamais énoncée mais constamment éprouvée.

Une présence qui refuse l’assignation

Dans le cinéma européen contemporain, les acteurs issus du monde arabe sont souvent pris dans un double piège : l’invisibilisation ou la typification. Ziad Bakri échappe à l’un comme à l’autre. Non par stratégie, mais par méthode. Son jeu procède d’un déplacement : déplacer l’attention du spectateur vers ce qui se joue en creux, dans l’économie des gestes, la densité d’un regard, la précision d’une diction mesurée.

Cette approche trouve une première formulation marquante dans Mare Nostrum, où Bakri incarne une figure confrontée aux lignes de fracture de la Méditerranée contemporaine. Le film ne cherche pas l’illustration politique. Il observe des trajectoires humaines prises dans des dispositifs contraints. Bakri y impose une présence contenue, jamais démonstrative, qui inscrit le drame dans le temps long des décisions impossibles et des renoncements silencieux.

La langue comme territoire dramatique

Cette question de la langue devient centrale dans Le Traducteur. Le rôle qu’y tient Bakri cristallise l’un des enjeux majeurs de son parcours : la traduction non comme simple outil narratif, mais comme espace dramatique. Traduire, ici, n’est pas transmettre fidèlement un discours ; c’est négocier entre des régimes de vérité, des rapports de pouvoir et des mémoires antagonistes.

Bakri joue ce rôle avec une retenue exemplaire. Rien n’est appuyé. La tension naît de l’écart entre ce qui est dit et ce qui est tu, entre la fidélité au texte et la responsabilité morale du traducteur. Ce travail sur la langue sur son poids, ses limites, ses zones d’ombre inscrit l’acteur dans une tradition européenne du jeu intériorisé, tout en l’ancrant dans une expérience profondément contemporaine de l’exil et de la médiation.

Les Barbares : l’autre comme révélateur

Avec Les Barbares, Ziad Bakri franchit une étape supplémentaire. Le film, qui met en scène l’arrivée d’une famille syrienne dans une petite commune française, ne prétend pas raconter l’exil de l’intérieur. Il observe plutôt les mécanismes de réception, les discours de façade et les tensions latentes du corps social français. Dans ce dispositif, le rôle de Bakri est décisif.

Il n’y incarne ni une figure sacrificielle ni un symbole. Sa présence agit comme un point de stabilité. Elle empêche le récit de basculer dans la caricature ou le didactisme. Par son jeu mesuré, Bakri introduit une complexité morale qui force le spectateur à déplacer son regard : le “barbare” n’est jamais là où le discours dominant le désigne. Cette capacité à habiter un rôle sans le surcharger confère au film son équilibre et sa crédibilité.

Un acteur du temps long

Ce qui relie ces œuvres, au-delà de leurs contextes narratifs, c’est une conception du métier fondée sur le temps long. Ziad Bakri ne multiplie pas les apparitions. Il choisit. Et ce choix dessine un axe clair : des récits où la frontière — géographique, linguistique, politique — n’est pas un décor mais une expérience vécue. Le corps de l’acteur devient alors un espace de passage, un lieu où se concentrent des tensions que le film n’a pas besoin d’énoncer frontalement.

Cette économie du jeu s’inscrit dans une tradition qui va de certains acteurs du cinéma italien et allemand à des figures du cinéma d’auteur français. Elle suppose une confiance dans l’intelligence du spectateur et dans la puissance du non-dit. En ce sens, Bakri participe à une redéfinition contemporaine de la figure de “l’autre” à l’écran : non plus comme sujet à expliquer, mais comme présence à considérer.

Une place singulière dans le paysage français

Dans le contexte français actuel, marqué par une surpolitisation des questions d’identité, la trajectoire de Ziad Bakri revêt une importance particulière. Elle démontre qu’il est possible d’occuper une place centrale dans le cinéma hexagonal sans se voir assigné à un rôle de porte-parole. Sa filmographie dialogue avec les enjeux du monde contemporain migration, langue, pouvoir sans jamais céder à la simplification.

C’est précisément cette position intermédiaire qui fait de Bakri une figure pleinement en résonance avec l’ambition éditoriale de PO4OR : observer comment le monde arabe et ses diasporas apparaissent dans les récits européens, non à travers des slogans, mais par des parcours individuels exigeants. Le sien est de ceux qui méritent d’être archivés, analysés et transmis.

Conclusion

Ziad Bakri n’est pas un acteur “engagé” au sens rhétorique du terme. Il est engagé par son travail. Par la précision de ses choix, par la cohérence de son jeu et par sa capacité à faire exister des personnages complexes dans des dispositifs narratifs contraints. À l’heure où le cinéma européen cherche de nouvelles formes pour penser le monde commun, son parcours apparaît comme une référence discrète mais essentielle.

Rédaction : Bureau de Paris – PO4OR

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