Filmer sans surplomb Le cinéma de Mohamed Feki, une écriture du réel à l’épreuve du temps
Né à Sfax, en Tunisie, Mohamed Feki appartient à une génération de cinéastes pour qui le cinéma n’est ni un geste spectaculaire ni un instrument de démonstration. Son travail s’inscrit dans une zone plus fragile et plus exigeante : celle où l’image devient un outil d’interrogation du réel, attentive aux tensions politiques, aux fractures sociales et aux figures souvent reléguées aux marges du récit dominant.
Désigné en 2018 comme le plus jeune réalisateur par le ministère tunisien de la Culture, Feki n’a jamais fait de cette reconnaissance un point d’arrivée. Elle apparaît plutôt, rétrospectivement, comme un signal précoce : celui d’un regard déjà structuré, conscient des responsabilités que suppose la mise en scène du monde contemporain.
Une formation par l’observation
Le cinéma de Mohamed Feki ne procède pas d’une fascination abstraite pour l’image, mais d’un rapport direct à l’observation. Observer les corps, les discours, les silences. Observer aussi les mécanismes invisibles qui façonnent les trajectoires individuelles dans des contextes politiques instables. Cette attention au détail structure l’ensemble de son œuvre, qui refuse l’emphase comme la simplification.
Réalisateur indépendant, scénariste et producteur, Feki a très tôt choisi de maîtriser l’ensemble de la chaîne de création. Ce choix n’est pas seulement économique ou stratégique : il relève d’une éthique du cinéma, où chaque décision de l’écriture au montage participe d’une cohérence d’ensemble.
Des films comme espaces de questionnement
Les courts et moyens métrages de Mohamed Feki ont progressivement installé son nom dans les circuits internationaux, où ils ont été distingués par plus de quinze prix. Mais au-delà des récompenses, c’est la constance des thématiques abordées qui frappe.
Avec Beau-Père (2018), le cinéaste s’attaque à une réalité intime traversée par des tensions sociales et psychologiques profondes. Le film ne cherche pas l’effet, ni la dénonciation frontale. Il installe un dispositif sobre, où la violence — lorsqu’elle apparaît — n’est jamais gratuite, mais inscrite dans un réseau complexe de relations et de non-dits.
Dans France 1911 (2020), Feki opère un déplacement temporel et géographique. Le film interroge les bouleversements politiques à travers le prisme de l’histoire, sans céder au didactisme. Loin de toute reconstitution illustrative, il privilégie une mise en scène qui fait dialoguer passé et présent, suggérant que les fractures politiques ne disparaissent jamais : elles se transforment.
Avec El Ghriba (2021), le regard se fait encore plus précis. Le film aborde la question du terrorisme non comme un phénomène spectaculaire, mais comme une onde de choc diffuse, qui traverse les corps et les consciences. Ici encore, le cinéaste refuse la simplification. Il filme les conséquences, les zones grises, les dilemmes moraux, laissant au spectateur la responsabilité de son propre jugement.
La place des femmes, entre savoir et invisibilisation
Un fil discret mais constant traverse l’œuvre de Mohamed Feki : l’attention portée à la place des femmes, notamment dans les domaines du savoir et de la science. Là où d’autres choisiraient la célébration ou la victimisation, il opte pour une approche plus nuancée, attentive aux obstacles structurels et aux stratégies individuelles de résistance.
Les personnages féminins chez Feki ne sont jamais des figures symboliques figées. Ils existent dans leur complexité, pris dans des systèmes de contraintes politiques, sociales et culturelles. Le cinéma devient alors un espace où ces trajectoires peuvent être regardées sans être instrumentalisées.
Une écriture sans slogan
Ce qui distingue profondément Mohamed Feki dans le paysage du cinéma maghrébin contemporain, c’est son refus du slogan. Ses films ne cherchent pas à illustrer une thèse préexistante. Ils avancent par touches successives, par accumulation de situations, par tension entre ce qui est montré et ce qui reste hors champ.
Cette économie du discours confère à son cinéma une temporalité particulière. Les films ne se livrent pas immédiatement. Ils demandent une attention, une disponibilité, parfois une inconfortable lenteur. Mais c’est précisément dans cet espace que se déploie leur force : celle d’un cinéma qui fait confiance à l’intelligence du spectateur.
L’indépendance comme condition de création
Travailler en indépendant, pour Mohamed Feki, ne relève pas d’un choix par défaut. C’est une condition de possibilité. Elle lui permet d’aborder des sujets sensibles sans se soumettre aux logiques de formatage, qu’elles soient institutionnelles ou commerciales.
Cette indépendance n’exclut pas le dialogue avec les institutions ou les réseaux internationaux. Elle implique, en revanche, une vigilance constante : celle de préserver un espace de liberté formelle et narrative, où le cinéma peut continuer à poser des questions plutôt qu’à fournir des réponses.
Pour toujours, un passage vers le long métrage
Avec Pour toujours, actuellement en phase de post-production, Mohamed Feki franchit une étape déterminante : celle du long métrage de fiction. Ce passage ne constitue pas une rupture, mais un élargissement. Les préoccupations qui traversent ses films précédents y trouvent un nouvel espace de déploiement.
Le long métrage permet une exploration plus ample des personnages, une dilatation du temps narratif, une complexification des enjeux. Pour toujours s’inscrit ainsi comme une continuité logique d’un parcours déjà cohérent, plutôt que comme une tentative de changement de registre.
Un cinéma méditerranéen sans folklore
Inscrit dans un espace méditerranéen, le cinéma de Mohamed Feki évite soigneusement le folklore. Il ne cherche pas à produire des images « exportables » ou à répondre à une attente exotisante. Il filme la Tunisie et ses périphéries comme des lieux traversés par des dynamiques globales : politiques, idéologiques, culturelles.
Cette inscription dans le monde contemporain confère à son œuvre une portée qui dépasse largement le cadre national. Ses films dialoguent avec d’autres cinématographies, d’autres expériences du réel, sans jamais perdre leur ancrage.
Une trajectoire en construction
Le parcours de Mohamed Feki ne se lit pas comme une success story. Il s’apparente plutôt à une trajectoire en construction, marquée par la patience, la rigueur et une attention constante aux formes. À une époque où l’image est souvent sommée de produire du sens immédiat, son cinéma rappelle que filmer peut encore être un acte de réflexion.
En cela, Mohamed Feki occupe une place singulière dans le paysage cinématographique contemporain : celle d’un cinéaste pour qui le temps, le doute et la complexité ne sont pas des obstacles, mais des matériaux de création.
Rédaction : Bureau du Caire
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